Comment les monopoles de Big Pharma ruinent la santé publique
La sociologue Gaëlle Krikorian expose les revers du « capitalisme cognitif » qui pousse à la faillite les systèmes de santé publique au profit des grands joueurs de l’industrie pharmaceutique.
« La marge de profit des grandes compagnies pharmaceutiques est de plus en plus grande et la part de la population qui en bénéficie est de plus en plus restreinte. Il est grand temps d’en faire un débat public », appelle Gaëlle Krikorian en entrevue avec Pivot.
C’est l’une des conclusions auxquelles elle arrive après les recherches qu’elle a menées dans les dernières années et qu’elle synthétise pour le grand public et les décideurs politiques dans Des Big pharma aux communs. L’ouvrage,publié chez Lux, paraitra au Québec le 10 novembre prochain.
La chercheuse s’est d’abord intéressée aux enjeux de l’accès aux médicaments dans le contexte de l’épidémie de sida. « À l’époque, on avait dans la tête que ça allait bien pour les pays riches, mais pas pour les pauvres. Mais maintenant, on se rend compte que le système qu’on a n’est pas seulement problématique pour les pays pauvres, ça dysfonctionne dans tous les pays », raconte-t-elle.
Des monopoles injustifiés
Dans son livre, elle expose les rouages du « capitalisme cognitif », système qui s’appuie sur les brevets et qui permet à une poignée de grands joueurs de l’industrie pharmaceutique de s’approprier le savoir, pourtant un bien commun, pour maximiser leurs profits. « C’est un capitalisme qui repose sur la propriété intellectuelle. Ses modalités dépassent donc celles de la simple vente de produits, comme c’était le cas au 19e et au début du 20e siècle », explique-t-elle.
L’industrie aurait progressivement dénaturé le système des brevets. Introduits comme un outil pour stimuler l’innovation, les brevets étaient initialement des monopoles temporaires octroyés à des inventeurs pour retrouver les sommes investies en recherche, raconte la sociologue. En contrepartie, ils devaient divulguer les détails de leurs inventions pour qu’elles puissent bénéficier à tout·es et permettre la concurrence une fois le brevet échu.
« Mais maintenant, les brevets sont devenus des documents qui font des tonnes de pages. On a développé un art de laisser croire que l’on est devant quelque chose de nouveau tout en n’en révélant pas ce dont il est question. On a tordu le deal initial », déplore-t-elle.
Une situation qui a mené à une multiplication des brevets pour des « innovations » qui n’en sont pas, poursuit-elle. Ainsi les grandes compagnies pharmaceutiques vont breveter des molécules qui ont subi des changements mineurs et accessoires en les faisant passer pour une nouveauté, ou encore breveter des applications nouvelles pour des médications déjà existantes.
« Le lobby pharmaceutique pousse depuis des années l’idée que plus il y a de brevets, plus c’est bon pour l’innovation. Mais c’est le contraire, parce que si on a trop de brevets, plus personne ne peut rien faire sauf les quelques joueurs qui détiennent tous les monopoles », nuance-t-elle.
Dépenses publiques, profits privés
Selon Gaëlle Krikorian, ce système occulte aussi la très grande part de biens publics que les grandes pharmaceutiques s’approprient grâce à leurs monopoles. Les compagnies justifient leurs énormes marges de profits en évoquant qu’elles doivent payer la recherche, mais elles n’en font que très peu en réalité, remarque-t-elle.
« Il existe actuellement un énorme déséquilibre. On a d’un côté les nombreuses contributions publiques à travers le financement de la recherche, les travaux des chercheur·euses public·ques, les hôpitaux, les patient·es qui participent aux études, les remboursements des médicaments, les crédits d’impôt et toutes les autres façons qu’à la société de soutenir la recherche. Et de l’autre, on a ces droits monopolistiques qui vont se retrouver entre les mains d’une très petite quantité d’acteurs économiques », résume-t-elle.
Une situation encore plus déplorable, selon elle, puisqu’en bout de ligne, à travers les programmes d’assurance médicaments, par exemple, ce sont encore les États et les systèmes de santé publique qui paient la facture pour racheter les médicaments et les fournir à la population.
« On est dans un paradoxe total où beaucoup de gens pensent que les médicaments sont quelque chose de spécial et que la santé est un droit qui devrait être protégé. Mais en même temps, on autorise cette forme de capitalisme qui fait monter les prix. On fait deux choses contradictoires en même temps », observe-t-elle.
Se rapproprier le bien commun
Pourtant, les gouvernements auraient déjà à leurs dispositions plusieurs outils législatifs pour améliorer la situation, soulève la chercheuse. « Ce sont les gouvernements qui donnent les brevets, mais ils peuvent aussi les lever. Ils ne le font que très rarement pour ne pas déplaire aux firmes, mais c’est un pouvoir dont ils disposent », souligne-t-elle.
Elle encourage aussi le gouvernement à faire preuve d’une bien plus grande transparence dans leurs relations avec les pharmaceutiques. « Il y a un énorme niveau de secret à travers ce système, qui est très problématique parce qu’il rend très compliqué tout contrôle démocratique », explique-t-elle.
Toutefois, à notre époque où la santé publique pèse de plus en plus lourd sur les finances des États et des citoyens, il faudra s’assoir collectivement et repenser ce système qui ne profite qu’à une minorité, constate la chercheuse. Selon elle, nous arrivons à la croisée des chemins : « Soit on arrête de faire semblant que tout·es ont droit aux médicaments, soit on repense l’économie pharmaceutique dans son ensemble », conclut-elle.
Francis Hébert-Bernier, Pivot, 8 novembre 2022.
Photo: Médecins sans frontières
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