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5 octobre 2022

La culture du char

Depuis l’avènement des multiples plateformes du Web, dont Facebook, qui ont littéralement phagocyté la manne publicitaire, les médias traditionnels ont connu une grave crise existentielle et certains sont tombés au combat, dont le regretté hebdo culturel Ici Montréal, plus tard suivi par le Voir, pour ne parler que de la métropole.

Ce qui s’explique, notamment, par les algorithmes qui permettaient de cibler des segments de population avec une précision chirurgicale.

Face à cet état de fait et pour reprendre un mot à la mode, certaines radios privées ont su se « réinventer » en élaborant un modèle d’affaires venu du sud de la frontière. Lequel reposait sur les deux grands axes que sont « la diminution des coûts de production de contenu et l’offre aux commanditaires d’un auditoire précis », comme l’indiquait la journaliste et sociologue Dominique Payette dans son essai Les brutes et la punaise (Lux, 2019).

Résultat ? Une culture de la confrontation, qui ne nécessitait qu’un animateur fort en gueule et une indignation diffuse, propre à toute société, à canaliser, fut mise en place.

Pourquoi ? Parce qu’il est beaucoup moins onéreux, comme on le devine, de payer un seul animateur, fût-il une vedette, que de maintenir en place une salle de rédaction rigoureusement composée de journalistes professionnels.

Le produit devenait donc l’animateur en question. Ce qui coïncidait fort bien avec l’ère du vide dont parlait le philosophe Gilles Lipovetsky dès 1983, en précisant que la révolte collective et idéologique des années 1960 et 1970 avait été remplacée par l’indifférence et le narcissisme.

Et puisque le produit devenait l’animateur vedette, auquel s’identifiait une forte proportion de la population, ce dernier ne se gênerait pas pour retourner désormais l’ascenseur à ses commanditaires. Bref, de transiter de la diffusion générale (broadcasting) à la diffusion ciblée (narrowcasting).

C’est-à-dire un passage d’une position généraliste à une posture hyper circonscrite, qui se caractérise par un populisme de droite privilégiant l’effet plutôt que les faits.

Ses caractéristiques ? Un son et un style musical rock corporate, un étalement décomplexé des préjugés sexistes et raciaux, une critique enflammée de pseudo-scandales, des attaques personnalisées, un engagement politique des animateurs (contrairement à la déontologie journalistique), un appel constant au prétendu « gros bon sens », une dénonciation des « féminazies », des « enverdeurs », des « environnementeurs », des pauvres et des Autochtones, sans oublier une exacerbation de la culture du char !

On parle alors d’un « narratif » qui avait pour objectif d’alimenter et de fédérer, voire de créer, le fameux segment des angry white males (hommes blancs en colère). Ces cols bleus mis au ban de la société par l’économie mondialisée et qui ont fait le succès d’un certain Donald Trump aux États-Unis.

À Québec, on joue aussi beaucoup sur le ressentiment des cols bleus vis-à-vis des cols blancs, ces employés de l’Assemblée nationale qui fréquentent les beaux restos de la Grande Allée et se gargarisent de grands vins aux frais du « vrai monde » en le méprisant.

Bref, la bonne vieille lutte des classes, mais récupérée par l’or noir, c’est-à-dire les concessionnaires automobiles et les stations-service, qui financent en grande partie lesdites radios de confrontation.

Ce qui nous a valu l’arrivée en politique active d’un de leurs plus populaires représentants, Éric Duhaime, qui a su tirer profit de l’anxiété généralisée et des inévitables erreurs dans la gestion pandémique.

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la majorité des contestataires, guère instruits, y allaient de leurs élucubrations complotistes en se filmant, en guise d’exutoire, avec leur cellulaire au volant de leur gros char.

La juxtaposition de ces phénomènes à la juvénilisation de notre société, marquée par le rire gras et les humoristes intimidateurs et apolitiques, a facilité l’émergence et la prise de parole décomplexée de ce que le pédopsychologue et chercheur américain David Elkind appelle « l’égocentrisme de l’adolescent ».

Un type de comportement, très bien illustré par les récentes frasques du comédien (et ancien annonceur de chars) Guillaume Lemay-Thivierge lors du Gala des prix Gémeaux, qui se manifeste par de nombreuses caractéristiques, dont celles-ci :

L’illusion d’invincibilité. Le sujet se croit à l’abri de tous les dangers.

La fabulation personnelle. L’adolescent pense être voué à un destin exceptionnel et ainsi échapper aux règles consensuelles.

Une conscience de soi excessive. L’ado est convaincu que tout le monde s’intéresse à lui, ses pensées et ses actions autant que lui-même.

Idéalisme et esprit critique. Il s’imagine un monde idéal souvent très éloigné de la réalité et il exerce souvent un esprit critique envers les figures d’autorité en général et ses parents en particulier.

Une hypocrisie apparente. Il prône certaines valeurs, mais agit en contradiction avec celles-ci (par exemple, en matière environnementale).

Une propension à la discussion et à l’argumentation. L’adolescent (ou l’adulescent) ne rate jamais une occasion d’argumenter.

Avec cette culture du char encore bien présente au Québec, notamment dans la région de la Vieille Capitale, inutile de se demander pourquoi le gouvernement de François Legault insiste tant pour construire son satané troisième lien entre Québec et Lévis, et ce, en dépit du « gros bon sens » justement et des études démographiques qui nous révèlent qu’un tel ouvrage serait injustifié, puisque la population est vieillissante et qu’elle est, de facto, moins encline à se rendre d’une rive à l’autre du fleuve.

Ce qui explique aussi pourquoi il bataille ferme sur sa droite dans la région avec Éric Duhaime, qui, même s’il s’en indigne lorsque cela lui est rappelé à Tout le monde en parle, reprend à son compte les bonnes vieilles techniques populistes de POTUS 45, un autre habile communicateur et manipulateur de poudre de perlimpinpin idéologique qui pourrait bien revenir au pouvoir en 2024.

Non, avec une Coalition avenir Québec forte de 90 sièges et un Parti conservateur du Québec sans siège, mais à 14,6 % des voix, on n’est pas encore sorti du criss de char…

Claude André, Le Devoir, 5 octobre 2022.

Photo: David Zalubowski Associated Press

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