Entretien avec Michael Pauron, auteur de l’ouvrage «Les ambassades de la Françafrique»
Entretien avec Michael Pauron, dont le livre Les ambassades de la Françafrique : l’héritage colonial de la diplomatie française est paru le 22 septembre dans la collection des Dossiers noirs aux éditions Lux. Dans cette enquête, l’auteur montre que le comportement des diplomates français sur le continent africain « est le fruit d’un passé que l’ancien colonisateur entretient par intérêt ».
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un livre sur le sujet des ambassades françaises sur le continent africain et à quelle.s méthode.s avez-vous eu recours pour cette enquête ?
Michael Pauron : Il y a d’abord eu une longue période de questionnement sur la « normalité » ou l’« anormalité » des comportements des Français en Afrique subsaharienne. Cette réflexion m’a submergé lors de mes voyages sur le continent à partir de 2007. Je me suis également posé beaucoup de questions sur mes propres rapports avec les Africain.e.s : je n’étais pas sur le continent pour écrire sur ces sujets, mais j’ai petit à petit compris que nos rapports étaient asymétriques et que l’histoire que nous « partagions » n’avait pas le même récit, suivant que nous étions Français (blanc) ou citoyen d’un des pays colonisés par la France. Ce que je dis paraît presque évident, mais si vous n’avez pas étudié sérieusement l’histoire de la France en Afrique (soit à l’école, soit par intérêt personnel), si vous n’avez pas personnellement un lien franco-africain, si vous n’avez pas été personnellement confronté au racisme ou au moins assisté à des débats sur cette question (je viens d’un village où ce mot n’était jamais prononcé, que ce soit à l’école, dans le cercle familial ou amical, alors qu’il était latent, présent dans les expressions, les attitudes, les « blagues », etc.), vous n’avez pas le réflexe de vous interroger sur votre propre attitude.
En résumé, j’ai donc d’abord dû faire un travail intellectuel personnel afin de réécrire le « roman » de la France en Afrique avant de mettre les mots sur ce que je voyais – racisme, arrogance, paternalisme, exploitation, sexisme, domination – et de comprendre que ces comportements étaient le fruit d’un passé que l’ancien colonisateur entretient par intérêt. Tout comme les peuples colonisés ont « transmis » les séquelles et les traumatismes de la colonisation aux générations suivantes, le système français (ses administrations et ses relais) entretient le mythe d’une supériorité civilisationnelle qui se traduit par une domination militaire, économique, politique et culturelle.
Ce constat s’est enrichi de mes lectures sur la décolonisation des esprits (d’autres que moi décryptent depuis longtemps cette transmission, comme l’auteur kenyan Ngũgĩ wa Thiongʼo), puis de mes premières enquêtes sur la diplomatie française en Afrique. Je ne parle pas de la diplomatie vue à l’échelle transnationale, ni de la Françafrique et des réseaux Foccart tels que nous avons l’habitude d’en parler, vue d’en haut ou par le prisme des barbouzeries. Mais bien des pratiques concrètes de « nos » diplomates français sur le terrain. En d’autres termes, ce que j’ai pu constater d’inacceptable chez le Français « lambda » (touriste, expatrié…) n’est-il pas moins acceptable encore chez les premiers d’entre eux, qui sont censés représenter l’État français (et ses citoyens, dont une partie ont des racines en Afrique) et les soi-disant « valeurs françaises » – droits humains, liberté d’expression, les Lumières, etc. ? Ne devraient-ils pas donner l’exemple ?
Je ne suis ni chercheur, ni donneur de leçons. Je suis journaliste, seuls les faits et ce qu’ils disent de notre monde m’intéressent. J’ai donc enquêté en me penchant sur tous les symboles de la diplomatie française en Afrique, avec une attention particulière aux ambassades de France, à leur emplacement et aux conditions de leur installation au lendemain des indépendances de 1960 car, faut-il le rappeler, jusqu’à cette date il n’existait pas de « réseau diplomatique » dans les pays africains colonisés par la France, mais des gouverneurs avec leurs palais. Puis, je me suis intéressé aux divers canaux de communication entre les citoyens d’un pays africain et les diplomates français : les agents de sécurité des emprises diplomatiques, les employés locaux des chancelleries (cuisiniers, agents d’entretien, chauffeurs…), les services consulaires qui délivrent les visas, jusqu’aux soirées (officielles ou non) et aux rapports de couple. Sur ce dernier point, aussi, il ne s’agissait pas de m’immiscer dans la vie privée des diplomates et de faire des leçons de morale, mais bien de savoir si, quand ils existaient, les rapports qu’ils entretenaient avec un ou une partenaire ressortissant.e du pays dans lequel ils étaient en mission s’apparentaient à des rapports « égaux » et débarrassés des clichés issus de la propagande coloniale, ou encore si leurs comportements dans ce domaines respectaient tout simplement les lois – locales, françaises et internationales – et les devoirs d’un diplomate en mission à l’étranger (représentation, conflits d’intérêt, risques de chantage, etc.).
Les témoignages ont été effarants. Bien sûr, il a fallu essayer de ne pas généraliser car, si cette enquête a été possible, c’est bien parce que tous les diplomates français ne partagent pas ces pratiques. Mais, contrairement à ce qu’a pu me dire un jour un responsable Afrique du Quai d’Orsay, les comportements inacceptables – racisme, paternalisme, exploitation, violences sexuelles… – ne sont pas un « épiphénomène ». Non. Il y a un vrai problème au sein de cette administration et les derniers évènements en Afrique, contre la politique française sur le continent (comme le renvoi de l’ambassadeur de France du Mali par la junte au pouvoir), en sont une illustration. Et il me semble que de plus en plus de diplomates français partagent ce constat et commencent à l’exprimer.
Toutes les histoires qui accompagnent ma démonstration respectent les principes élémentaires du journalisme. Elles ont été évidemment vérifiées plusieurs fois, confrontées aux protagonistes – avec ou sans succès. Beaucoup d’autres « affaires » n’ont pu être exploitées faute d’avoir pu, ou d’avoir eu le temps, de faire toutes ces vérifications.
Comment selon vous se transmet le prisme colonial à travers lequel sont appréhendées les sociétés locales par des individus n’ayant pourtant pas connu la période coloniale ?
D’une part, l’administration française a une capacité d’inertie phénoménale. Il aura beau y avoir des déclarations d’intention, les changements en profondeur mettront encore du temps à pénétrer toutes les strates administratives et les hommes qui les organisent. Car, on l’a encore vu récemment, même lorsqu’une nouvelle génération arrive au pouvoir, les vieux réflexes ne tardent pas à refaire surface, malgré les discours : Emmanuel Macron serrant la main de l’autocrate Paul Biya sans aucune critique ou, à Alger, parlant d’une « histoire d’amour » entre la France et l’Algérie, mettant ainsi à la marge la plus grande partie de cette histoire qui fût une agression pure et simple. D’ailleurs, ceci ne concerne pas que l’héritage colonial. Il y a aussi, par exemple, une persistance du sexisme au sein des administrations françaises : l’ancien ambassadeur de France en Côte d’Ivoire a par exemple été sanctionné pour des faits de violences sexistes et sexuelles au sein des ambassades qu’il a dirigées et à l’encontre de diplomates françaises (affaire que j’ai révélée dans Mediapart en 2020). Comment une administration et ses représentants peuvent-ils se métamorphoser si toute l’infrastructure qui l’entoure et la fait fonctionner – de l’école au recrutement, en passant par le discours des chefs – n’évolue pas ? Chez « nos » diplomates, l’Afrique reste le parent pauvre de la diplomatie : nous y avons plus du tiers de nos ambassades dans le monde, mais seuls quelques passionné.e.s souhaitent vraiment y faire carrière, contrairement à Washington, Pékin ou Moscou. C’est encore une conséquence de l’arrogance française issue du colonialisme : au prétexte que nous le connaîtrions mieux que tout le monde et que notre influence y serait intangible, le continent africain serait une destination « facile » dont les postes pourraient être attribués aux « moins bons » (à quelques exceptions près). La destination est en conséquence moins « prestigieuse ». « Souvent, on n’y envoie pas les meilleurs d’entre nous, hélas », m’a-t-on plusieurs fois confié.
D’autre part, il y a l’histoire géopolitique mondiale. La France n’est puissante – bien que de plus en plus relativement – que parce qu’elle a eu jadis des colonies (ce qui est également le cas des autres ex-empires, comme l’Angleterre, le Portugal, et même l’Allemagne). En d’autres termes, que ce soit dans les instances internationales comme d’un point de vue symbolique (pseudo influence), elle ne peut pas se passer de ses anciennes colonies si elle veut garder son rang de grande puissance mondiale. Observez les gesticulations de la France quand un pays du « pré carré » ne vote pas comme elle au Conseil de sécurité de l’ONU, comme lors de la condamnation de l’agression russe contre l’Ukraine, lorsqu’une majorité de pays africains s’est abstenue ! Dans L’héritage politique de la colonisation, Jacques Chevallier l’explique très bien : « Le “pré carré africain” qu’elle s’est ainsi aménagé a été pour la France une ressource essentielle dans le jeu diplomatique, permettant de compenser la perte d’influence et de prestige résultant de la fin de l’Empire colonial. (…) La décolonisation n’a qu’exceptionnellement, et souvent de manière temporaire, entraîné la rupture de ces liens : des relations étroites ont généralement été maintenues – relations fondées, comme dans la période coloniale, sur un rapport de domination ». Enfin, la diplomatie économique a pris une telle importance au sein de l’administration et dans la mission des diplomates qu’elle autorise tous les excès. Un ancien ambassadeur au Mali, après le coup d’État de 2012, le disaient sans ambages, plus ou moins en ces termes : « Les droits de l’homme ne m’intéressent pas. Seule l’économie compte. » Elle ne s’embarrasse guère d’éthique, du moment que la France et ses entreprises engrangent des bénéfices. Si maintenir un rapport de domination permet de préserver son influence et d’accumuler des richesses, pourquoi s’en priver ? Elle ne fait pas moins que la Chine ou la Russie. Tout ceci contribue bel et bien à perpétuer un système. Système dont les diplomates sont le prolongement sur le terrain.
Avez-vous pu constater, au cours de vos recherches, des tentatives de certain.e.s diplomates en poste sur le continent africain de « remettre en question », ne serait-ce qu’à la marge, cet héritage colonial, par une pratique plus rigoureuse de leur métier par exemple ? Comme je le disais, cette enquête n’aurait pas été possible si certains diplomates (qui pour la plupart ont préféré tout de même garder l’anonymat) n’avaient pas cette conscience et cette volonté de rééquilibrer les rapports. Mais, bien souvent, ce ne sont pas ceux qui font les « meilleures » carrières, ou les carrières les plus longues, sur le continent africain. Beaucoup ont subi les coups de sang de Paris alors qu’ils tentaient de défendre une autre ligne – même très argumentée. D’autres ont préféré partir, écœurés par ce qu’ils avaient pu vivre ou voir. Enfin, le fait que certaines « élites » africaines soient liées aux intérêts de la France – ou inversement – a pu freiner les ardeurs de certains diplomates. « Si nous ne le faisons pas, d’autres prendront notre place », entend-on, avec des références récurrentes à la Chine, et aujourd’hui à la Russie… Tout ceci ne contribue pas à encourager un rééquilibrage des relations, malgré quelques bonnes volontés.
On voit monter depuis quelques années dans les rues de plusieurs capitales du continent une remise en question de la présence française en Afrique. Mais qu’en est-il plus précisément du regard que portent les Africain.e.s sur le comportement des diplomates français.e.s en poste dans leur pays ?
Assez traditionnellement, les manifestations « contre la France » sont presque toujours dirigées vers l’ambassade de France car elle symbolise l’État et sa politique. Plus rarement (comme en Côte d’Ivoire), le mécontentement est dirigé vers les bases militaires françaises et les grands symboles économiques de la France (stations Total, supermarchés, etc.). Dans les anciennes colonies françaises, les ambassades de France ont presque toujours été conçues en suivant quelques principes de base : sa visibilité et son architecture imposante, qui devaient véhiculer l’ « excellence » et la domination culturelle françaises ; sa situation géographique, souvent très proche des palais présidentiels africains (quelques centaines de mètres). Les résidences de France, où logent les ambassadeurs et où sont organisées des évènements récurrents comme la fête du 14 juillet, devaient elles aussi respecter un certain standing. Elles sont bien souvent implantées sur des parcs immenses, aux plus beaux emplacements de la capitale. Certaines joueront des rôles essentiels lors de crises africaines, comme en Côte d’Ivoire en 1999 et en 2002. Souvent, les emprises diplomatiques (ambassades comme résidences) ont été installées dans des espaces correspondant aux quartiers européens durant la colonisation, d’où étaient exclus les Africains. Symboliquement, tout ceci adresse un message très fort sur la place de la France mais aussi le statut des diplomates français.
Hormis ces symboles visés par les Africain.e.s mécontents, il y a ce que vivent certains d’entre eux au contact de cette « excellence française » (du touriste à l’expatrié). Une frustration qui a pu se diffuser au sein des populations et nourrir des ressentiments. Je rapporte par exemple le témoignage d’un ancien cuisinier d’un consul français, qui explique comment, très vite, ses rapports se sont dégradés avec le couple consulaire parce qu’il refusait de réaliser des tâches qui, selon lui, n’étaient pas celles d’un cuisinier de son niveau (il avait été débauché d’un restaurant coté), comme faire le ménage en dehors de sa cuisine, débarrasser la table quand on le sifflait ou faire la plonge. Il y a aussi le témoignage d’un chauffeur de diplomate, dont les compétences sont du jour au lendemain remises en cause après cinq années de service sans histoire, parce que, selon ce haut fonctionnaire, la chauffeur freinait trop fort. Il lui a dit qu’il devait savoir freiner sans renverser un « gobelet d’eau posé sur le tableau de bord » ! Imaginerait-on une scène identique avec un chauffeur d’ambassade aux États-Unis ? Rappelons que ces pilotes ont des compétences pointues, ils sont formés pour sauver la vie de ces hauts fonctionnaires en cas d’attaque et disponibles presque 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Pour un salaire bien souvent misérable et une protection sociale quasi inexistante. Tous ces témoins gardent une rancœur tenace contre ces représentants de la France.
Il arrive parfois que des ambassadeurs en poste se fassent les « porte-paroles officieux », voire les lobbyistes des autorités des pays dans lesquels ils sont nommés. Avez-vous pu observer des comportements similaires durant vos recherches ? Plus largement, les dynamiques que vous évoquez sont-elles unidirectionnelles ?
Le pantouflage est une vraie tradition au Quai d’Orsay qui ne se dément pas avec le temps. Il a été dénoncé par d’autres que moi, comme Antoine Glaser ou Vincent Jauvert. Il a même tendance à s’institutionnaliser : plus personne ne trouve rien à y redire et les anciens réseaux « opaques » sont aujourd’hui quasi officialisés. Dans un sens comme dans l’autre, c’est à dire que ce soit pour défendre les intérêts de la France ou ceux de régimes africains auprès de la France, les diplomates qui ont eu une carrière en Afrique ont une fâcheuse tendance à y retourner dès le lendemain de leur retraite. On voit surtout des carrières dans le secteur privé. Ils y sont même encouragés, désormais, au sein du Quai, alors qu’ils sont encore en poste, l’administration organisant des réunions avec les entrepreneurs hexagonaux souhaitant développer leurs activités en Afrique et incitant ses diplomates à la mobilité dans le privé (mises à disposition sur une période donnée, généralement un an ou deux). Ce phénomène est particulièrement possible dans les anciennes colonies françaises d’Afrique car l’ambassadeur y a un statut particulier qui lui permet d’accéder directement au chef de l’État, souvent le principal (sinon le seul) décisionnaire.
Il y a eu quelques personnages, qui, à l’inverse, ont été de véritables intermédiaires au services d’autocrates africains – comme Yvon Omnes, ancien ambassadeur de France au Cameroun qui avait fini par s’installer au palais d’Etoudi et par devenir le conseiller de Paul Biya. Je raconte également l’histoire plus récente d’un ancien ambassadeur de France en Guinée Équatoriale, alors dans un placard au quai d’Orsay, qui a proposé ses services auprès du dictateur Teodoro Obiang Nguema Mbasongo. Il lui promettait d’intervenir pour lui dans l’affaire des biens mal acquis – dans laquelle le fils Obiang, Teodorin, a finalement été condamné en France dans un procès historique mené notamment par Sherpa. Mais il me semble que les gains financiers que procure le secteur privé français en Afrique est aujourd’hui plus attractif pour les anciens diplomates que de se mettre au service d’un régime africain. Malgré tout, la frontière entre les intérêts des uns et des autres est très ténue.
Survie, 28 septembre 2022.
Photo: Issouf Sanogo / Afp
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