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21 septembre 2022

Tutoriel aphoristique pour des lendemains DIY

Je suis emballée et curieuse lorsque je commence à lire les épreuves du nouveau livre d’Anne Archet sur mon écran, quelques mois avant sa parution officielle.

 

Il est fréquent, dans le milieu culturel, de rédiger une critique à partir du bon à tirer numérique fourni par les éditeur·rices. Ce qui l’est moins : l’ordinateur est souvent le dispositif par lequel j’accède à l’écriture – ou plutôt, disons-le, à l’univers – de l’autrice. En plus du Carnet écarlate : fragments érotiques lesbiens (2014), d’Amants : catalogue déraisonné de mes coïts en sept cent quarante et une pénétrations (2017) et de Perdre haleine : phrase autoérotique (2020), tous parus aux éditions Remue-ménage, Anne Archet propose, depuis plusieurs années, une production foisonnante qui ne dépend pas uniquement du circuit traditionnel de l’édition.

Hors livre, elle alimente simultanément le web-feuilleton autobiographique Vie de Licorne, les cases d’A-Nancy (une reprise anarchiste de la bande dessinée Nancy and Sluggo, traduite en français sous le titre Arthur et Zoé), les entrées essayistiques du blog flegmatique d’Anne Archet, Excel Erotica (un roman érotique entièrement composé de feuilles de calcul Excel, vous avez bien lu) et, plus récemment, Hyphes, ce « croisement entre The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, Naked Lunch, Le Seigneur des anneaux, Emmanuelle et La flore Laurentienne [sic] du bon frère Marie-Victorin », qui prend la forme d’un wiki littéraire.

Enfant terrible

On l’aura compris : l’œuvre d’Anne Archet repousse sans cesse – autant dans le discours véhiculé que dans la pratique d’écriture – les paramètres de ce qu’englobe la notion de « littérarité », soit le caractère de ce qui appartient en propre à la littérature. Si cela passe par un (sur)investissement de plateformes moins traditionnelles, l’effort de décloisonnement n’y est pas limité, puisque les productions papier de l’autrice témoignent, elles aussi, d’un rapport décomplexé et exploratoire au style, au genre, au registre, à la narrativité et, plus largement, à l’acceptabilité (qu’elle soit sociale ou culturelle) des thèmes abordés.

Anne Archet est l’enfant terrible de notre monde contemporain : je suis tentée de dire qu’elle a un trouble oppositionnel avec provocation (mais surtout avec style) envers le fait littéraire, et c’est tant mieux. Tant mieux, car ses textes sont autant de manières d’entrer en relation avec l’écriture, d’inventer des modes d’interaction avec l’art. Comme sa vie (ou, en tout cas, celle de son avatar, étant donné que l’autrice écrit des tranches de vie autofictionnelles sous pseudonyme), les œuvres d’Anne Archet sont ouvertes à la disponibilité du monde, toujours sur un ton aussi espiègle que caustique. J’ai envie de penser que l’écrivaine aurait, au fond, une relation polyamoureuse avec la culture, semblable à celles décrites dans son feuilleton et qui l’unissent à ses amant·es divers·es : toutes les façons d’aimer la création valent pour elle la peine d’être explorées critiquement, avec curiosité et entrain.

Têtue comme une Anne

Dans Le vide : mode d’emploi. Aphorismes de la vie dans les ruines, Anne Archet investit une nouvelle forme. Alors qu’elle avait exploré le catalogue, le one-sentence novel et le fragment littéraire, c’est à l’aphorisme qu’elle se frotte à l’occasion de cette première publication chez Lux, hors de son écurie habituelle, Remue-ménage. Même pour celles et ceux qui ignoreraient les positions anarchistes de la polémiste (dont le pseudonyme repose d’ailleurs sur un jeu de mots faisant référence à cette philosophie), les petits cocktails Molotov qui ornent la page couverture laissent peu de doute quant à la teneur de ce que l’on s’apprête à lire.

Hormis quelques entrées à la tonalité un peu infantilisante (« Hé toi, la jeune ! Les petits signes que je place parfois après mes mots, j’appelle ça la ponctuation. C’est comme des émojis, mais pour les vieilles personnes » ; « J’ai dit : Hé toi, la jeune ! Deviens autrice ! Tout ce que tu as à faire, c’est écrire des livres – c’est comme des stories Instagram, mais sans images »), dont le caractère autodérisoire évite de justesse le registre de la complainte « boomeresque », le recueil enchante quiconque partage une sensibilité esthétique et politique avec Anne Archet. On peut soupçonner que ce n’est pas le cas de Mathieu Bock-Côté ni de Richard Martineau, par qui l’écrivaine tente sans succès de se faire bannir sur les réseaux sociaux.

Partant des principes qu’« on ne peut entrer dans un monde meilleur autrement que par effraction », et que « [s]i la vie, l’univers, l’existence même ont un sens – et j’en doute – il réside sûrement dans un calembour exécrable, un mauvais jeu de mots », Anne Archet enchaîne les dad jokes et les exhortations au vol à l’étalage, dans un joyeux équilibre qui donne envie de crier « ACAB » en choeur avec elle. On ne fait pas d’omelette sans casser des keufs : si je voulais aussi jouer les « aphoristes-humoristes » (et le livre nous y incite), tel pourrait être le programme du Vide : mode d’emploi. Ce vide qui, paradoxalement, semble surgir d’un trop-plein face à l’idiotie néolibérale et à la démocrature ambiante, l’autrice le transforme en havre non pas de paix, mais d’émeute.

Anaphorismes

Lisant Le vide : mode d’emploi, je réfléchis au genre aphoristique, qui donne au projet sa structure, mais également à l’anaphore, cette figure de style qui consiste à commencer des phrases ou des vers par le même mot ou syntagme. Pour décrire le livre, je forge le néologisme « anaphorismes », parce que je viens de baigner, pendant quelque cent soixante pages, dans un bassin de jeux de mots, et que le recueil d’aphorismes, après tout, est un savant art de la reprise : celle de la pensée, mais aussi celle d’une forme. La réflexion s’y déploie par touches successives, par salves précises qui, réunies, donnent à la pensée une viscosité qui la fait échapper à l’encerclement, au sommaire. Cette forme laisse paraître les jointures entre les temps de méditation, ponctués par les blancs de la page. Alors que l’aphorisme est, selon Le Larousse, une « sentence qui résume en quelques mots une vérité fondamentale », son caractère autotélique et absolu est pour ainsi dire miné et relativisé par la réitération constante de l’exercice. Sans relever de la rumination, la parole retourne aux mêmes sujets, qui sont finalement pris en charge parce que repris en charge.

Puisque la construction de l’ouvrage est réussie, je suis tentée, dans un premier élan, d’affirmer que Le vide : mode d’emploi est « efficace ». Je me retiens cependant, consciente de la connotation productiviste de ce mot. À cet égard, le recueil porte drôlement son titre : en dehors de la référence à La vie mode d’emploi (1978), du célèbre écrivain oulipien Georges Perec, le nouveau livre d’Anne Archet est bien moins un mode d’emploi qu’un manuel d’« inemployabilité », une ode anticapitaliste au désoeuvrement et une invitation à ne pas participer à la marche idiotique du monde sur le mode du rendement. Les ruines qu’évoque le sous-titre sont peut-être celles de l’immeuble haussmannien au sein duquel évoluent les personnages de Perec : ses décombres sont ceux du monde fantasmé, puis manufacturé par l’idéologie bourgeoise des Trente Glorieuses. Si l’on considère que « [l]a vraie mission des anarchistes est d’énoncer la vérité des dispositifs de pouvoir – mais aussi de détruire les faux espoirs de réforme en montrant comment les solutions proposées par les différentes nuances de la gauche politique ne peuvent que modifier les termes de l’oppression, jamais l’éliminer », le texte d’Anne Archet remplit bel et bien son objectif : il est le guide IKEA de l’exultation nihiliste et contient les instructions nécessaires à l’échafaudage de guillotines tant espérées, que ce soit pour couper des têtes ou l’herbe sous le pied des optimistes féru·es de réformes.

Du collage

Entre les aphorismes, on retrouve six collages de l’autrice de zines et artiste visuelle Sara Hébert. Récupérant des images publicitaires au look vintage pour produire des critiques politiques scandaleusement grivoises et incisives, Hébert répond à merveille, par ses œuvres, à la posture de commentatrice espiègle du contemporain élaborée par Anne Archet. Au-delà d’une forte résonance esthétique entre les imaginaires des deux artistes, cette collaboration a l’avantage d’éclairer autrement l’entreprise littéraire de l’aphoriste. Le livre, comme les collages d’Hébert, procède par juxtapositions et amalgames de fragments épars, que la forme de l’ouvrage fait parfois entrer en interaction selon des modalités inattendues, non prévues à l’origine, mais machinées par la sensibilité de l’écrivaine, qui les rassemble et voit dans leur agencement la possibilité de créer des accointances inédites.

À la cinquantième page, un collage d’Hébert montre une main brandissant une allumette devant un lustre et deux rangées de bancs d’église. Près de l’allumette, le texte apparaît, comme la confession inavouable d’un péché : « vous le voulez… ». Brûlons tout, suggère Anne Archet. Sauf Le vide : mode d’emploi. Aphorismes de la vie dans les ruines, ai-je envie de répondre. Je parie que l’autrice me rétorquerait que, de son livre, elle préférerait que l’on fasse un excellent combustible pour mettre le feu au bûcher qui grillera les pieds des puissant·es de ce monde. J’espère pouvoir contempler le brasier avec elle.

Laurence Perron, Lettres québécoises, no 186, automne 2022.

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