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17 septembre 2022

Anne Archet: anarchiste, nihiliste et pornographe

La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

 

Il existe ce sous-titre au livre Crépuscule des idoles de Nietzsche que je relis depuis des années : Comment philosopher à coups de marteau. C’est un livre qui traînait dans la chambre de mon grand frère quand j’étais jeune, et qui représentait à cette époque pour moi quelque chose comme le mystère même de la philosophie, cette discipline que je voyais déjà comme la forme la plus radicale de la pensée humaine.

Ce livre, comme celui d’Anne Archet, brille par la forme empruntée dans ses pages, c’est-à-dire l’aphorisme. Un coup de pinceau ou deux, un triple boucle piqué en guise de phrasé et un coup sur l’enclume en guise de ponctuation, hop la société est déboulonnée, mise à nu, dans ses contradictions et ses impasses. Puis on recommence, éternellement. L’aphorisme est le genre philosophique d’écrivains qui œuvrent comme s’ils étaient des poissons qui essayaient par tous les moyens d’échapper à l’emprise de la gueule d’un ours.

L’ours, c’est le monde actuel, « le système », comme dirait une copie d’étudiant qui ne se force pas, le capitalisme, mais le socialisme aussi, la gauche et la droite, les réacs et les woke, la liberté et le déterminisme ; bref, toutes les catégories sociales qui ne représentent pas la vibration anarchique du cœur humain.

Anne Archet est connue depuis un moment pour ses livres érotiques, alors que pour ma part, je la découvrais avec cet essai au titre qui fait l’effet d’un poème, Le vide : mode d’emploi. En effet, comment s’employer dans le rien, sinon en se faisant plaisir en dilettante ? Le hic, comme chaque philosophe vous le dira, est que le problème du vide, c’est qu’il n’en est plus un dès qu’on le nomme. C’est pourquoi il ne s’aborde que dans cette forme littéraire courte et incisive, comme plein de petits coups qui tentent par tous les moyens possibles de faire tomber les murs qui enferment nos esprits.

Tout est foutu

L’autrice écrit sous pseudonyme, et refuse de se faire prendre en photo. Et quand je lui ai demandé pourquoi, par courriel s’il vous plaît puisque oui, même sa voix est demeurée secrète, elle m’a répondu sans appel : « Anne Archet est mon nom de guerre et mon nom de pornographe », alors que l’anonymat est une arme préconisée à la fois par la gauche radicale et la littérature érotique. J’ai d’abord pensé à Banksy, mais ensuite, surtout à toutes ces âmes perdues qu’on croise dans les rues des grandes villes du monde, ce vrai « vrai monde » sans nom qui n’a rien à faire de la fameuse « majorité silencieuse » instrumentalisée par le pouvoir en place.

Ceux qui taisent leur nom mettent de l’avant les idées avant tout, et l’idée de base d’Anne Archet est que tout est complètement foutu, rien ne fait sens, alors que s’il a déjà été possible d’espérer quoi que ce soit pour le monde, il est aujourd’hui trop tard.

« PERSONNE ne mérite de statue », écrit-elle, la fétichisation de la personnalité transforme toutes les idées en marques de commerce, elle a raison, utiles surtout pour enrichir les pseudopenseurs.

Ce cher Nietzsche, d’ailleurs, qui flotte partout autour du livre d’Archet, mettait en garde de son côté contre toute logique du troupeau. À la fois le berger et ceux qui suivent, mais aussi ceux qui fuient : il faut questionner tout ça. C’est toute la difficulté, mais en même temps la beauté des entreprises comme celle-ci, de tenter de relever le défi de déconstruire les structures qui nous modèlent jusque dans notre inconscient collectif.

Ne cherchez pas Anne Archet au bureau de vote le 3 octobre. « J’ai déjà voté en blanc. J’ai même déjà mangé mon bulletin de vote. Tout cela est très fatigant, alors je préfère rester chez moi et me faire plaisir avec mon Magic Wand », m’a écrit celle qui publiait une ode aux plaisirs solitaires en 2020 intitulée Perdre haleine. Cet individualisme emmerdeur dressé contre tout et tous, admettons-le, même s’il ne nous correspond pas en tous points, fait du bien, apaise et détache de nos petits projets de vie qui nous semblent si importants le lundi matin, jusqu’à ce que nous ayons l’honnêteté d’admettre leur monumentale vanité, un mardi après-midi en écoutant une autre chronique d’opinion à la radio.

Tout au long de ma lecture, j’essayais de dénicher du sens là-dedans, malgré tout. C’est toujours plaisant à faire quand on lit de la pensée nihiliste, qui pêche toujours par quelque côté tant le nihilisme total est presque impossible à formuler et à vivre. D’un point de vue individuel, certes on la suit, le sens d’une seule vie est assez facile à déconstruire, mais par cette déconstruction, ne trouve-t-elle pas un tout sensé qui la dépasse ? Peut-être, ce n’est pas à moi de trancher. L’anonyme essayiste, en tout cas, ne trouve certainement pas. « Non. L’univers n’est que déterminismes et n’a d’autre sens que le fait d’exister. » Alors existons.

Jeremy McEwen, La Presse, 17 septembre 2022.

Illustration: Sarah Hébert

Lisez l’original ici.

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