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3 juillet 2022

Elles ne cesseront jamais d’avorter

Quand la nouvelle est tombée, je me suis sentie comme Charlton Heston dans la scène finale du film La planète des singes, plus que dans La servante écarlate de Margaret Atwood.

Quand il comprend que l’humanité a détruit la Terre avec la bombe atomique en voyant les restes de la statue de la Liberté, alors qu’il pensait être sur une autre planète. « Les salauds, ils l’ont fait. Qu’ils soient tous maudits ! » Je ne vous répéterai pas tous les mots d’église et les saints que j’ai descendus du ciel, le jour de la Saint-Jean, parce que c’est arrivé ce jour-là.

Il a suffi de quelques juges ultraconservateurs de la Cour suprême pour invalider l’arrêt Roe c. Wade et faire reculer de 50 ans le droit des femmes à l’avortement. Ainsi donc, les jeunes femmes en âge de procréer aujourd’hui aux États-Unis ont moins de droits que leurs mères et leurs grands-mères. De mon vivant, je n’ai jamais vu un tel recul dans un pays démocratique qu’on a longtemps estimé à l’avant-garde du progrès. J’approche de la ménopause en me sentant presque chanceuse d’accéder à l’infertilité, dans ce monde qui s’obscurcit pour les femmes, de l’Afghanistan jusqu’à nos voisins immédiats.

J’ai eu un avortement dans ma vie et j’ai roulé en Cadillac. Il a été fait par un médecin professionnel et super gentil, formé par Henry Morgentaler, qui écoutait du jazz pendant que je flottais sur un calmant, et que mon chum, qui est toujours le même aujourd’hui, me tenait la main. Tout s’est bien passé, et depuis, je n’ai pas une seule fois pleuré le soir en me disant que j’aurais pu être mère. Je n’ai jamais ressenti de honte envers mon choix qu’on a respecté. Je suis arrivée au bon moment, puisque l’avortement au Canada n’a été légalisé qu’en 1988.

Ma grand-mère et ma tante n’ont pas eu cette chance. Elles étaient de très bonnes amies, et se sont fait des avortements elles-mêmes, non pour éviter un scandale, mais parce qu’elles ne voulaient plus d’enfants, après en avoir eu plusieurs. Ma grand-mère s’est retrouvée à l’hôpital en hémorragie, le médecin voulait absolument qu’elle lui donne le nom de son avorteuse, ce qu’elle a refusé de faire, pour protéger son amie. Elles auraient pu finir en prison, sur la seule accusation du médecin, qui a passé outre. Elles racontaient tout ça sans aucune honte à leurs filles, et je les admirais beaucoup pour ça.

Les femmes ont toujours eu recours à l’avortement et elles continueront à le faire, qu’on le leur interdise ou pas. Elles ne cesseront jamais de refuser qu’on leur impose un enfant à naître. Que ça vienne d’un viol ou d’une folle nuit de sexe.

L’interdiction ne fait que ramener les États-Unis à l’époque où les femmes mouraient de vouloir s’avorter avec les moyens du bord.

Je n’aurai jamais de mots assez durs envers ces minables de la Cour suprême qui ont décidé de cela. Qu’on vienne me parler du danger woke maintenant, parce que ce dérapage historique ne vient certainement pas de là. Allez lire le journaliste Chris Hedges qui a écrit, en 2007, Les fascistes américains – La droite chrétienne à l’assaut des États-Unis (publié en français chez Lux l’an dernier), à propos de l’influence de la droite radicale évangélique américaine, qui a soutenu Donald Trump comme un envoyé de Dieu. Il estime d’ailleurs que lors de l’assaut du Capitole, ce qui réunissait les assaillants était le fascisme chrétien. « Cette attaque n’est qu’un exemple de l’éthos antidémocratique qu’incarne la droite chrétienne, et qui inclut au passage la célébration de la culture des armes à feu », explique-t-il dans l’introduction du livre, qui a été écrite en 2021. « Quand ces gens parlent de recréer les “valeurs traditionnelles”, ce dont ils parlent, en vérité, c’est de rétablir la suprématie blanche, affirme-t-il. C’est ce dont ils sont nostalgiques ; le patriarcat blanc. Les méga-églises sont des organisations patriarcales dirigées par des hommes blancs. Ces derniers ne font que donner un vernis religieux à l’hyper-masculinité qui définit toute forme de fascisme. »

«Dans son livre Le fascisme en action, Robert O. Paxton a qualifié le Ku Klux Klan de mouvement américain le plus authentiquement fasciste et l’extrême droite religieuse, aujourd’hui, est son héritière.»

  • Chris Hedges, journaliste

Ne nous leurrons pas, ce sont les femmes des communautés les plus vulnérables qui vont le plus souffrir de cette décision, parce qu’un juge blanc aura toujours les moyens d’envoyer avorter sa maîtresse à New York.

Je ne peux pas croire que les Américaines devront reprendre le flambeau pour un droit fondamental qui sauve la vie des femmes, et qu’on espérait acquis. Mais j’ai bon espoir qu’elles le feront, parce qu’elles n’ont plus le choix – c’est vraiment le cas le dire.

Il faut voir le documentaire The Janes, de Tia Lessin et Emma Pildes, récemment produit par HBO, pour comprendre ce vers quoi les femmes américaines risquent de retourner. Il s’agit du portrait émouvant d’un petit groupe de sept femmes militantes qui ont décidé entre 1968 et 1973 d’offrir des avortements de façon sûre et abordable – on donnait ce qu’on pouvait – par l’intermédiaire d’un réseau clandestin. Il fallait appeler « Jane » à un numéro. Elles venaient vous chercher à un endroit précis, elles avaient trouvé des lieux pour pratiquer les avortements. Elles avaient appris comment faire ça d’un dénommé Mike, un homme plutôt sympathique qui avait lui-même appris l’intervention d’un médecin, et qui faisait plus d’argent en pratiquant des avortements qu’en travaillant dans la construction. « Ç’a été ma meilleure expérience médicale et elle était illégale », raconte l’une de ces femmes, qui se souvient du mépris et de l’absence de solidarité de beaucoup de médecins à l’époque. « Nous étions des femmes ordinaires qui tentions de sauver la vie de femmes. Nous voulions que chaque femme qui nous contacte soit l’héroïne de sa propre histoire », résume une Jane. Entre 1968 et 1973, les Jane ont offert environ 11 000 avortements.

Les Jane ont fini par être dénoncées – et le récit des policiers qui ne savaient pas trop quoi faire avec ça vaut le détour –, mais elles ont évité la prison pour la simple raison qu’en 1973, l’avortement est devenu légal et que les accusations sont tombées. Sauvées par la cloche, pratiquement.

Nul doute que les femmes n’hésiteront pas à recréer des réseaux clandestins, s’il le faut, ce qui est consternant. Mais ce qui m’inquiète, c’est le contexte actuel. Le droit à l’avortement est arrivé dans la foulée de mouvements progressistes, c’est un peu comme si on s’était dit « on est rendu là », et l’opinion publique était favorable. En ce moment, il y a des tarés de la droite chrétienne qui vont se faire un honneur d’appliquer la loi avec zèle, parce qu’ils viennent de gagner un combat, et leur programme ne s’arrêtera pas là. On ne fait pas tout ça pour devenir laxiste. La lutte sera féroce, et dans un contexte où les femmes américaines ont plus de liberté de porter une arme que de porter ou non un enfant, jusqu’où iront-elles pour défendre leurs droits et leur avenir ? Dans mes pensées, j’en suis rendue là, tellement je suis en colère.

Chantal Guy, La Presse, 3 juillet 2022.

Photo: NICHOLAS KAMM, AGENCE FRANCE-PRESSE. Des manifestantes pour le droit à l’avortement à Washington, le 30 juin dernier.

Lisez l’original ici.

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