Cartouches (77)
Le danger écofasciste, la langue des serpents, la fabrique des hommes, l’amitié par trois fois, l’enseignement du journalisme, les vies d’un révolutionnaire, les trois dernières décennies de Rancière, un meunier du Frioul, un sabotier de l’Orne et Jérusalem : nos chroniques du mois de juin.
[…]
« Dès avant même de sortir de l’enfance, il me semble que j’eus, très net, ce sentiment qui devait me dominer pendant toute la première partie de ma vie : celui de vivre dans un monde sans évasion possible où il ne restait qu’à se battre pour une évasion impossible. » Ainsi commencent les Mémoires de Victor Serge, né Kibaltchitch à Bruxelles dans les derniers bouillons du XIXe siècle. S’évader d’un monde clos : toute une histoire. Sa vie entière, le militant, journaliste et romancier que fut Serge fréquenta « des hommes traqués », adjectif qu’il aurait pu faire sien tout autant. Ces hommes, ces femmes aussi, ce furent, d’abord, les anarchistes individualistes de la Belle Époque que l’adoption de l’illégalisme comme mode d’action révolutionnaire condamna à la fuite, à la mort, à la prison. Ce furent, ensuite, et pour de nombreuses années, les premier·es bolcheviks et leurs allié·es libertaires, que le totalitarisme se généralisant découpa les un·es après les autres. Entre ces deux moments, parfois pendant, les geôles froides de France et de Russie. Et s’il fut suivi, espionné toujours, Serge ne s’est jamais enfui qu’aux dernières extrémités, lorsque la mort était certaine dans les heures à venir sur le sol qu’il laissait derrière lui. Ainsi a‑t-il quitté l’URSS de Staline avec les regrets immenses de celui qui vit et dénonça les crimes de ce dernier, d’un système entier, tout en restant dévotement attaché aux premiers élans qui avaient suscité la révolution de 1917. Bien que le genre consacré des Mémoires implique généralement solitude, voire solipsisme, Serge apparaît comme un être collectif, rechignant à se décrire, préférant l’exercice du portrait pour les autres. Une immense fresque en résulte, composée de révolutionnaires aux aguets, on l’a dit, mais aussi enfermés, un temps victorieux et souvent défaits, communistes ou anarchistes, femmes et hommes de tous pays. C’est en creux, seulement, qu’apparaît l’auteur, cet acteur et observateur intransigeant, critique sans relâche, d’un temps taché d’espoirs, laminé par les déceptions. [R.B.]
[…]
Ballast, 1er juillet 2022.
Lisez l’orignal ici.