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Portrait photo de Bernard Émond.
9 avril 2022

Rentrer chez soi

Bernard Émond est un artiste, un vrai, sans compromis, comme il y en a peu. Sa parole est unique, prenante et authentique. Ses films n’ont pas d’éclat, mais ils brillent autrement, par leur façon de saisir le drame ordinaire, mais profond, de la vie des gens qu’on ne remarque pas.

Selon un critère populaire, on pourrait dire qu’il ne se passe rien dans les films d’Émond, mais on raterait, ce faisant, l’essentiel de cette œuvre qui cherche justement à capter la beauté de la permanence des sentiments humains dans un monde désorienté où tout passe. « C’est beau », dit la docteure Jeanne, personnage principal du film La donation, devant un paysage abitibien. « C’est austère. Y en a beaucoup qui n’aiment pas ça », lui répond le vieux médecin Rainville, dans une formule qui résume bien l’esprit des films d’Émond.

Dans Quatre histoires de famille (Leméac, 2022, 128 pages), le cinéaste renoue avec l’écriture de fiction qu’il avait déjà pratiquée en 2002 dans son roman 20 h 17, rue Darling (Lux). En littérature, Émond n’est pas un novice. Scénariste de tous ses films, il a déjà publié, en plus de son roman, Il y a trop d’images et Camarade, ferme ton poste, deux remarquables recueils d’essaisparus chez Lux. En lisant le plus récent de ces derniers, j’avais d’ailleurs vécu une expérience rare dans la vie d’un lecteur d’essais : j’étais d’accord avec tout. On aura donc compris que je suis un admirateur de l’œuvre de celui que je me plais à considérer comme le Tchekhov québécois.

Émond, ce n’est pas un secret, aime l’écrivain russe, dont la nouvelle Une banale histoire (1889) a inspiré son film Le journal d’un vieil homme (2015), et ça transparaît dans toute son œuvre. Le style sobre, l’atmosphère crépusculaire, le rythme lent qui magnifie le silence, le regard mélancolique sur un passé qui s’efface, l’incertitude créée par un temps de transition et une espèce d’espérance lucide de basse intensité sont des caractéristiques partagées par les deux artistes. C’est triste et fragile, mais aussi beau et reposant.

Les personnages des nouvelles de Quatre histoires de famille ne sont plus jeunes et traînent des blessures existentielles derrière une façade apaisée. Dans la première nouvelle, Françoise, une biologiste de 67 ans installée aux États-Unis depuis des décennies, doit revenir à Montréal à la suite du décès de son frère Paul, mort d’un infarctus, à 65 ans, à l’entrée du viaduc de la rue Ontario, dans son quartier d’enfance.

Françoise déteste son frère, un drogué qui en a fait voir de toutes les couleurs à son entourage depuis l’adolescence. En faisant les démarches funéraires d’usage, Françoise a la surprise de rencontrer des gens qui fréquentaient et aimaient son frère. Elle apprend que Paul travaillait dans un restaurant communautaire, faisait gratuitement le ménage à l’église de la paroisse et était apprécié de tous. « Votre frère était un homme bon », lui dira même la religieuse responsable du resto communautaire.

Françoise est ébranlée. « J’ai eu une bonne vie, se dit-elle, mais moi, je n’ai pas été bonne. » Et dans ce frère haï, dans ce quartier pauvre qu’elle voulait fuir à tout prix, elle découvre que la bonté existe et sent naître en elle le désir de raconter, en français, à ses enfants américains, l’histoire de son passé québécois.

Cette idée de la « petite bonté », empruntée au romancier russe Vassili Grossman (1905-1964), est au cœur de l’œuvre d’Émond. Contrairement à sa version grandiose, incarnée par les idéaux chrétiens ou communistes, la « petite bonté » est sans idéologie. C’est la bonté du quotidien, l’élan incompréhensible qui nous pousse gentiment vers autrui, une bonté peut-être motivée, suggère Émond dans Camarade, ferme ton poste, par « la gratitude que nous éprouvons parfois devant la beauté du monde, la richesse de notre héritage, ou la simple bonté d’un inconnu » et qui « nous engage à rendre ».

Dans la deuxième nouvelle du recueil, Mathieu, un prof de musique retraité en deuil de sa conjointe, s’occupe de sa première femme, une infirmière survoltée et sans attache qui a abandonné sa famille des années plus tôt pour se lancer dans l’humanitaire. Dans la troisième nouvelle, Paul, un ingénieur itinérant et solitaire, renoue par hasard, à Sudbury, avec les enfants de la seconde femme de son père et a enfin l’impression, en fréquentant ces gens modestes, « de rentrer chez lui ».

Dans la dernière nouvelle, un ingénieur de son usé par une vie de patachon doit accueillir, à Montréal, la fille chinoise de son fils banquier et anglicisé, avec qui il n’a guère d’atomes crochus. Malgré tout, pour la suite du monde, de son monde, il recevra la jeune fille en anglais, mais aussi en français, à l’aéroport.

À l’écran comme sur la page, la petite musique en mineur de Bernard Émond bouleverse et subjugue les âmes inquiètes.

Louis Cornellier, Le Devoir, 9 avril 2022.

Photo: Annik MH De Carufel / Le Devoir

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