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13 février 2022

Vague de fierté, pointe de regret

Le printemps érable a eu lieu il y a 10 ans, mais il habite toujours le quotidien de Martine Desjardins et de Gabriel Nadeau-Dubois.

Dans le cas de l’ancienne présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), elle partage sa vie avec celui qui était son vice-président et compagnon d’armes en 2012, Yanick Grégoire.

« On s’est dit que si on avait été capables de passer à travers une crise comme celle-là, on était capables de passer à travers une vie ensemble ! » Ils viennent d’avoir leur deuxième enfant.

Le fruit ne tombe jamais bien loin de l’arbre : l’aîné, âgé de 3 ans, « était prêt à aller au front » quand les éducatrices de CPE ont fait la grève l’automne dernier. « Il sait c’est quoi, une manifestation, et il chante so-so-so-solidarité dès qu’il en voit une », raconte Martine Desjardins qui, après avoir perdu ses élections sous la bannière péquiste en 2014, a bifurqué vers les médias et est devenue l’an dernier directrice générale de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Il s’agit d’un poste administratif ; c’est le président, un journaliste, qui est responsable des orientations.

« L’année 2012 a changé totalement, mais vraiment totalement mon parcours. » Elle était étudiante au doctorat en adaptation scolaire à l’époque et se destinait à devenir professeure. Après la crise étudiante, elle n’est pas retournée à l’université. « Je n’y ai même jamais remis les pieds, à part pour donner des conférences sur 2012. »

Elle y a parfois croisé un autre conférencier : Gabriel Nadeau-Dubois. Les deux anciens leaders étudiants ne se côtoient toutefois pas dans la vie de tous les jours. Ils se retrouvent ensemble pour une rare fois dans le cadre de cette entrevue. Sans qu’il y ait une grande complicité entre eux, ils partagent somme toute la même vision des évènements et se remémorent des épisodes comme si c’était hier.

La bande de la CLASSE à QS

À Québec solidaire, GND, comme on le surnomme encore aujourd’hui, est entouré de conseillers qui étaient déjà à ses côtés à la CLASSE, la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante. La bande s’est jointe au parti de gauche, mais lui a mis du temps avant de faire le saut.

Réunion de la CLASSE autour des porte-parole Gabriel Nadeau-Dubois et Jeanne Reynolds, en mai 2012. PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Quand il a démissionné de son poste de porte-parole de la CLASSE, Gabriel Nadeau-Dubois était « profondément convaincu que jamais » il ne ferait de politique. « L’expérience de 2012 m’avait rendu encore plus méfiant à l’égard du pouvoir politique. Longtemps j’ai pensé que les changements sociaux, ça venait d’abord et avant tout, voire uniquement, des mobilisations populaires, des mouvements citoyens. Mais j’ai eu un cheminement qui m’a amené à réaliser que, oui, ça reste crucial, des mobilisations citoyennes pour mettre de la pression sur les gouvernements, mais si on veut que les choses changent réellement, il faut aussi être autour de la table où se prennent les décisions. »

La crise étudiante est « le grand tournant » de sa vie, et ce l’est pour beaucoup, selon lui. « Il m’arrive souvent dans mon quartier de me promener et d’être interpellé par des jeunes parents qui me disent : “Mon petit gars de 8-9 ans, c’est un enfant de la grève parce qu’on s’est rencontrés, ma blonde ou mon chum et moi, durant le printemps étudiant.” »

«Je trouve ça tellement beau qu’un mouvement de mobilisation comme ça ait non seulement fait avancer un débat, mais que ça ait bouleversé des trajectoires.» – Gabriel Nadeau-Dubois

Le cœur du débat

Parlons-en, de ce débat qui a divisé le Québec. Des milliers d’élèves et d’étudiants – jusqu’à 300 000 le 22 mars 2012, jour de la plus grande manifestation – font la grève, la plus longue de l’histoire, en raison de la décision du gouvernement Charest d’augmenter les droits de scolarité de 1625 $ en cinq ans.

Les libéraux annoncent dès 2010 leur intention d’augmenter les droits de scolarité, et la valeur de cette hausse est inscrite au budget Bachand de 2011. Ce qui donne amplement le temps aux associations étudiantes de préparer la contestation.

Martine Desjardins. PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

«On retient beaucoup la question des grèves puis des manifs, mais il y a quand même eu tout un mouvement de préparation bien avant. Et il y avait eu des négociations qui avaient échoué en décembre 2010. Le gouvernement ne voulait pas discuter en 2011 non plus. Et quand on est arrivés en 2012, il ne restait plus d’autres options que de partir en grève.» – Martine Desjardins

Les centrales syndicales contribuent au mouvement des « carrés rouges ». « Je les ai toutes contactées, puis elles m’ont donné de l’argent pour payer les pancartes, les bus et tout ça. […] Mais jamais elles ne m’ont dit quoi dire », raconte-t-elle.

Un regret

Les « carrés rouges » ne sont pas un bloc homogène. Des associations comme la FEUQ sont favorables à un gel, alors que d’autres comme la CLASSE militent pour la gratuité scolaire. Elles s’unissent toutefois derrière une position : empêcher la hausse des droits de scolarité.

Le « front commun » était surtout « médiatique », précise Martine Desjardins. « Pour le reste, c’était plus difficile [entre les associations]. Mais ça restait quand même fonctionnel. Les gens avec qui je travaillais, quand ils appelaient la CLASSE, c’était plus laborieux que quand moi, je parlais avec Gabriel. »

Les leaders parviennent à s’entendre « assez facilement », même dans « les moments critiques », comme lors de l’émeute au congrès libéral de Victoriaville survenue alors qu’une négociation a cours avec le gouvernement à Québec.

Manifestation ayant tourné à l’émeute devant le centre des congrès de Victoriaville où se tenait le congrès du Parti libéral, le 4 mai 2012. PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

« On a dû sortir ensemble parce qu’on avait peur. On a négocié avec Gabriel et ç’avait été assez facile de sortir » pour lancer un appel au calme, « même si pour lui, c’était plus compliqué » en raison des enjeux internes à la CLASSE.

C’est d’ailleurs l’un des regrets de Gabriel Nadeau-Dubois, ne pas avoir condamné clairement et rapidement la violence.

Gabriel Nadeau-Dubois. PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

«On aurait dû se préparer bien mieux à ce débat-là. C’est une erreur qu’on a faite.» – Gabriel Nadeau-Dubois

« On a été obligés d’avoir ces discussions au milieu du mouvement, au milieu de la polarisation, ce qui faisait en sorte que c’était une discussion qui n’était pas très productive parce que les gens étaient déjà campés dans des positions, souligne-t-il. Personnellement, je ne serais pas à Québec solidaire dans un parti politique qui souhaite gouverner si j’étais à l’aise avec la violence politique. »

L’autre « moins bon coup » à ses yeux, c’est sa « surexposition médiatique ». « Je ne savais pas à l’époque que ça se refusait, des demandes d’entrevue. On voyait ça comme une exigence. Alors on se garrochait partout. » C’est ce qui a pu alimenter la perception chez certains qu’il était « habité d’un sentiment de toute-puissance », comme il le présente lui-même.

« Avec le recul, je me souviens du Gabriel à 21 ans, puis je me dis que je n’étais pas prêt à ça. Personne à 21 ans n’est prêt à faire face à une pression politique et médiatique comme ça. On avait tellement peu de moyens alors que, de l’autre côté, il y avait carrément l’armée de communication du gouvernement du Québec. »

De surprise en surprise

La contestation prend une ampleur à laquelle ils ne s’attendent pas. Les leaders vont de « surprise en surprise ».

Si une entente de principe finit par être conclue, elle capote aussitôt alors que les deux parties ne s’entendent pas sur sa portée réelle et que les libéraux claironnent la victoire.

«Toutes les deux, trois semaines, j’étais convaincu que c’était la fin. Au moment de l’adoption de la loi spéciale à l’Assemblée nationale, je me disais que ça allait casser la mobilisation. Et encore une fois, de la manière la plus spectaculaire qui soit, ce mouvement-là m’a surpris.» – Gabriel Nadeau-Dubois

Cette loi interdit de bloquer l’accès aux cégeps et aux universités et encadre étroitement les manifestations. C’est après son adoption que naît le mouvement des casseroles, une mobilisation citoyenne plus large contre un gouvernement usé par une décennie au pouvoir.

Gabriel Nadeau-Dubois, Léo Bureau-Blouin et Martine Desjardins devant le palais de justice de Montréal, en mai, après avoir déposé deux requêtes en contestation de la loi 78. PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES REUTERS

Il n’y a plus vraiment de place à la négociation à ce moment. Une nouvelle ronde de pourparlers ne donne rien. La situation échappe en quelque sorte aux leaders étudiants. Une évidence s’impose : ce sont des élections qui trancheront la question.

Fierté

Dix ans plus tard, c’est un « sentiment de fierté » qui anime Martine Desjardins quand elle se remémore ce printemps 2012. Car l’objectif a été atteint : la hausse libérale est annulée par le gouvernement minoritaire du Parti québécois. Les droits de scolarité sont depuis indexés chaque année, en fonction de la croissance du revenu disponible des ménages par habitant.

« Ce que je retiens de ces évènements, c’est un sentiment d’espoir, affirme Gabriel Nadeau-Dubois. Il faut se rappeler qu’avant cette mobilisation, il y avait un discours très fort au Québec sur la dépolitisation de la jeunesse. Mais 2012, c’est une grande démonstration de force et d’engagement la part de la jeunesse québécoise. Au-delà de la position des jeunes sur les frais de scolarité, parce qu’il y a aussi eu des jeunes qui étaient en faveur de l’augmentation et contre la mobilisation, dix ans plus tard avec tout le recul que j’ai maintenant, je trouve que c’est très puissant de voir une génération comme ça se lancer dans un débat de société extrêmement important sur l’accessibilité à l’éducation et le modèle d’éducation qu’on souhaite avoir au Québec. Plus le temps va passer, plus les gens vont retenir moins le départ spécifique sur la hausse des frais de scolarité, moins les débats passionnés qui étaient ceux de l’époque, et plus ce que ça représente comme moment dans l’histoire du Québec, comme moment où une génération complète se lance dans le débat politique. »

Martine Desjardins, présidente de la FEUQ, et Léo Bureau-Blouin, président de la FECQ, lors d’une manifestation soulignant les 100 jours de la grève, le 22 mai. PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Le mouvement étudiant se disloque toutefois après la crise. La CLASSE et la FEUQ n’existent plus, d’ailleurs, et d’autres associations sont nées. « L’histoire du mouvement étudiant depuis les années 1960 est une histoire de hauts et de bas, c’est une histoire cyclique par essence », relativise Gabriel Nadeau-Dubois.

Dans son livre Tenir tête publié en 2013, il écrit que « si la vague des carrés rouges a semblé se retirer rapidement et laisser peu de traces derrière elle, ce n’est que pour mieux revenir ».

Elle est justement en train de revenir, selon Martine Desjardins et Gabriel Nadeau-Dubois. Elle se fait sentir dans les manifestations sur le climat. C’est un autre enjeu, mais c’est la même fougue qui anime la jeunesse, la même volonté d’intervenir dans un débat de société, selon Gabriel Nadeau-Dubois. « Pour les jeunes aujourd’hui qui se mobilisent sur la crise climatique, le printemps 2012 est une référence incontournable. On m’en parle systématiquement. »

Tommy Chouinard, La Presse, 13 février 2022

Photo: Gabriel Nadeau-Dubois et Martine Desjardins. DAVID BOILY, LA PRESSE

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