Recension de «J’attends de toi une œuvre de bataille»
Dans mon esprit, cela a des airs d’improbable amitié. Trudeau et Vadeboncoeur, Vadeboncoeur et Trudeau, vraiment ?
Pourtant. Elle est même solide et touchante dans son ensemble, et cette belle amitié va dorénavant prendre place parmi celles qui, plus ou moins spontanément, me viennent à l’esprit quand je songe aux couples d’amis. Amitié fraternelle née à l’école primaire, quand ils ont dix ans, poursuivie au collège Jean-de-Brébeuf, puis à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, amitié durable sur fond tardif de complet désaccord politique. Dans ses grandes lignes, leur correspondance n’a rien d’un échange politique ni même idéologique. Au cours des années 1940, il est surtout question de la nature humaine, d’art, de vocation et de volonté. C’est vingt ans plus tard que Vadeboncoeur écrit à Trudeau, à propos de la pente politique alors prise par son ami : « Notre amitié n’y survivra peut-être pas » (14 septembre 1965). Puis encore : « Presque tout maintenant nous divise » (10 mai 1971). Enfin : « J’ai beaucoup pensé à toi ces dernières années, et pas toujours en bien, comme tu peux naturellement te le figurer. Mais je crois néanmoins que tu as été ma plus grande amitié » (11 novembre 1972). Cela dit, dans sa lettre du 14 décembre 1944, déjà, l’auteur de La ligne du risque se disait séparatiste.
Plusieurs de leurs lettres ont été perdues ou détruites, en particulier celles de Trudeau. Elle n’est pas l’effet du hasard ou d’une appréciation personnelle cette impression d’avoir affaire beaucoup plus à Vadeboncoeur qu’à Trudeau. Il nous reste, ici, dix-neuf lettres de l’ancien premier ministre contre quatre-vingt-treize de son ami indépendantiste, lettres qui couvrent, respectivement, trente-quatre et cent quarante-sept pages. La plupart datent du milieu des années 1940, juste après leurs études collégiales. Les deux hommes ont alors autour de vingt-cinq ans. Manifestement, Vadeboncoeur s’assume déjà comme écrivain, un écrivain aux prises avec des problèmes psychologiques, lesquels se traduisent en inquiétude existentielle et en tourment moral. On a l’impression de lire l’un ou l’autre membre de la revue La Relève. On connaît certaines de leurs lectures. Trudeau, par exemple, évoque Péguy et Bernanos, lectures communes aux jeunes gens.
Au bilan, Trudeau en ressort sympathique, sensible et généreux ; Vadeboncoeur apparaît comme un être tout d’intériorité, un homme fragile, torturé, qui donne beaucoup dans l’abstraction (« J’ai honte de t’écrire des lettres où il n’y a que des idées »), un homme aux prises avec ses déceptions amoureuses et ses cogitations ; en certains passages, je crois lire un type de 60 ans, alors que Vadeboncoeur n’en a que 25 : « Je pense avoir cherché avec assez de passion l’issue de certains problèmes. Et si ma vie est par trop incomplète dans le domaine du sentiment, ce n’est pas tout à fait de ma faute » (16 novembre 1945). On trouve pareille attitude et de tels propos de « vieux jeunes » chez certains moralistes ou chez un Paul Léautaud, par exemple. Je conseille enfin à qui voudrait se faire une idée de la manière et du ton Trudeau la très belle lettre du 10 février 1946, sentie, où le futur premier ministre encourage son ami en pressentant l’oeuvre du futur essayiste : « [J]e pense même que ces mille idées dont tes lettres, tes conversations et tes essais sont pleins n’attendent que cela pour s’épanouir ».
Deux hommes échangent en toute fraternité. Une admirable amitié se donne à lire.
Patrick Guay, Nuit blanche, no 164, novembre 2021