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22 octobre 2021

«Économie» est un beau mot

Le philosophe s’est fait connaître en critiquant les agissements de sociétés minières canadiennes, en 2008. S’il a cessé de militer, ses essais conservent une dimension critique. Ainsi de «L’économie psychique», nouveau volume de son« feuilleton théorique».

Photo: Olivier Roller

De la fausse monnaie circule dans l’usage courant des mots», alerte le philosophe québécois Alain Deneault en empruntant une formule de Paul Valéry. Mordant les pièces de langage qui s’échangent entre les domaines théoriques et les discours ordinaires, comme pour mettre leur valeur à l’épreuve, l’auteur du «feuilleton théorique» intitulé Les économies vient de publier son quatrième épisode: L’économie psychique. Après L’économie de la foi ou L’économie esthétique (Lux, 2019, 2020), son entreprise de réinvestissement philosophique de la notion d’économie continue à affirmer d’un terrain à l’autre que « l’économie n’est pas la propriété des économistes».

Le terme s’est appauvri en se limitant au champ de l’intendance matérielle, et en prenant un sens orwellien, synonyme d’extractivisme capitaliste et dominateur», justifie-t-il au cours d’un entre entretien en visioconférence. «Or, poursuit-il « économie » est un beau mot, un signifiant fort, que l’on retrouve depuis l’Antiquité chaque fois qu’il est question des relations bonnes entre des éléments.»

Par cette philosophie feuilletonnée, le professeur à l’université de Moncton (Canada) revient en fait aux sources de son parcours. Après des études de philosophie à Paris, le jeune philosophe a en effet connu un «excursus» journalistique et militant, sous l’effet d’une rencontre décisive: François-Xavier Verschave, l’essayiste connu pour avoir forgé le terme «Françafrique», et disparu brutalement en 2005.

«J’ai voulu poursuivre son œuvre, à propos cette fois du Canada», explique l’auteur, en 2008, de Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique (avec Delphine Abadie et William Sacher, Ecosociété). Reprenant la méthode d’enquête du «maître», fondée sur les sources documentaires, Deneault y dénonçait les agissements en Afrique des multinationales minières, en particulier canadiennes. Voilà comment un « professeur de philosophie inconnu», pouvait-on lire dans « Le Monde des livres» du 11 juillet 2008, était devenu, à 38 ans, l’auteur d’un essai «en passe de devenir le livre le plus cher de l’histoire».

Car Noir Canada n’a pas été du goût de la plus grosse société aurifère du monde, la canadienne Barrick Gold, qui n’avait pas apprécié qu’on fasse état de sa possible implication dans l’expropriation et le meurtre de mineurs artisanaux en Tanzanie. Avec une autre société, Banro, elle réclamait à l’auteur et à son éditeur la somme de II millions de dollars canadiens. Tel était «le prix des mots», pour reprendre le titre d’un film documentaire de Julien Fréchette, qui a suivi les trois années de la procédure. Elle s’est soldée par l’abandon des poursuites (moyennant un retrait du livre du marché. consultable cependant en ligne), et a marqué au Canada une étape historique dans la lutte contre les «poursuites baillons», ces procès en diffamation qui muselaient financièrement les auteurs d’enquêtes compromettantes pour certaines entreprises.

«Les idées one triomphé», juge aujourd’hui Alain Deneault, d’une voix qui évite tout effet sentencieux, et donne à son engagement un accent singulier, hunble mais tranchant. Après s’être notamment attaqué à la société Total (De quoi Total est-elle la somme?, Rue de l’Echiquier/Ecosociété, 2017), et avoir été un «altermondialiste type», comme il se décrit lui-même, cofondateur de l’antenne canadienne

du mouvement Attac, en 1999, n’a pas voulu pour autant se lancer en politique. « L’analyse des discours m’intéressait, mais pas les slogans. On est mauvais en politique lorsqu’on est trop attaché au concept.»

Directeur de programme au Collège international de philosophie, il empile en effet des livres qui opèrent plus spécifiquement sur le plan conceptuel. Mais la dimension critique ne le quitte pas pour autant Dans son essai La médiocratie (Lux, 2015), traduit en plusieurs langues, il identifie cette «politique de l’extrême centre» qui modèle des citoyens interchangeables et prévisibles. L’un des instruments de cette politique, le discours managérial, est analysé dans L’économie psychique. Alain Deneault y met en question un processus clé: la perversion par laquelle «la liberté dont on cherche à jouir nous tue», écrit-il. L’économie du refouletnent des pulsions au bénéfice de l’ordre moral, analysé par Freud, a par exemple été détournée pour devenir un outil de marketing.

Dans une économie psychique collective qui ne repose plus sur aucune valeur transcendante, «le sujet a perdu sa place, sa « maison »», écrit Deneault. Or, la «norme de la maison» n’est autre que l’étymologie grecque du mot «économie» (oikos signifiant «maison», et nomos «norme»). Pour mieux nous situer. dans les concepts comme dans le combat, Alain Deneault propose au fond, dans cette maison du sens démonétisé, de relancer l’économie de l’activité philosophique.

David Zerbib, Le Monde, 22 octobre 2021

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