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30 septembre 2021

À fond!

Au XXe siècle, les sociétés occidentales ont érigé la vitesse en valeur, construisant autour de ce concept une mythologie intimement liée à celle de la machine, ou plus précisément à celle du moteur. Toute mythologie ayant ses épopées, en voici deux : celle d’un héros solitaire, Louis Chevrolet, et celle d’un groupe, une caste pourrait-on dire, les routiers du Grand Nord québécois.

À la naissance de Louis Chevrolet, en 1878, la bicyclette est une machine toute récente, réservée à une haute bourgeoisie qui seule avait les moyens de s’offrir cet étrange moyen de locomotion. En France, la première demande de brevet est déposée en 1871, et les cycles, bicycles et autres tricycles sont alors les emblèmes d’une technologie de pointe. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, dans les années qui suivent, l’engin fasse rêver la jeunesse et notamment Louis Chevrolet, qui, à huit ans, a émigré en France avec ses parents et ses quatre frères et sœurs. En effet, aux yeux d’un gamin de l’époque, et d’autant plus quand il est issu d’un milieu très modeste, la bicyclette symbolise la richesse, la technique, la vitesse, bref… la modernité. C’est donc avec un enthousiasme augurant du Manifeste du futurisme (mais sans sa mystique fascisante) que Louis va saisir chaque occasion qui se présentera pour prendre part à cette aventure.

À la lecture de son livre, on sent que Michel Layaz, écrivain suisse, aime et admire son personnage central. Sa prose élégante restitue la dimension épique de la vie de Louis Chevrolet sur un ton juste, avec ce qu’il faut de romanesque et de panache, mais en se tenant toujours à distance des lieux communs du genre. On échappe à la glorification du self-made man comme à celle du capitalisme triomphant (ce serait plutôt le contraire, car Louis Chevrolet était tout sauf un homme d’affaires) et, au fil des pages, on est pris dans une aventure humaine, celle d’un petit immigré qui a quitté l’école à douze ans parce qu’il fallait travailler pour mettre du pain sur la table, et qui, malgré tous les obstacles, est allé au bout de ses rêves. C’est jubilatoire !

Si Chevrolet est parti se faire un nom en Amérique, les protagonistes du livre de Serge Bouchard, eux, y sont nés. Du Diesel dans les veines s’attache à raconter le quotidien des « truckers », les camionneurs québécois qui, dans les années 1970, faisaient la route dans le Grand Nord de la belle province. Ce livre, fait avec le sociologue Mark Fortier, est tiré de la thèse d’anthropologie que Serge Bouchard a rédigée à l’époque, à la suite de onze mois de travail sur le terrain, en compagnie des camionneurs dont il a partagé la vie, les trajets interminables, les histoires, les joies et les peines.

© Archives Hydro-Québec, fonds H01 / Hydro-Québec

Contrairement à Michel Layaz, Bouchard ne s’intéresse pas à une « star », mais à des anonymes qui, à l’exception d’un certain Magella dans le dernier chapitre – on imagine que l’auteur n’a pas pu s’empêcher de citer ce paronyme de Magellan –, ne sont jamais désignés que par une initiale.

En revanche, les différents portraits de truckeurs qu’il trace dessinent un archétype récurrent dans la culture nord-américaine, celui du héros qui ne peut compter que sur lui-même face à l’immensité de la nature et de ses éléments, le lonesome cowboy qui se risque dans les étendues sauvages où la civilisation n’a pas encore tout normé. On retrouve dans ces récits de nombreux totems du western, le « restau routier » avec la serveuse au grand cœur, qui rappelle le saloon, les histoires qui s’y racontent, les grandes gueules, les taiseux, les anciens qui roulent à l’expérience et les petits jeunes qui rêvent de se faire un nom, et la mort, toujours présente au détour d’un virage ou en bas d’une côte, mais dont on fait abstraction, parce que c’est le métier qui veut ça. « Tout dans la manifestation de l’identité du truckeur prend sa source dans les efforts, les prouesses et les souffrances du voyage. C’est cette épreuve qui affleure dans les faits et gestes d’un authentique chauffeur. […] Sans elle, le langage du camionneur serait creux, son costume ne serait qu’un déguisement et, nous le verrons, la plus belle des machines ne serait qu’une farce. »

Car, bien sûr, le point commun entre ces deux ouvrages, c’est la machine. Pour le truckeur, c’est d’elle que tout dépend : la paye, le travail, et la vie… Si elle tombe en panne au milieu de nulle part, il n’y survivra pas. Pour les truckeurs, le camion est un être vivant, doté d’une volonté propre, et qu’il faut savoir amadouer si l’on veut durer sur la route. Comme le dit Magella : « Le camion est bien parti, y voudra plus s’arrêter. […] Y faut y faire comprendre, au camion, qu’on a besoin de pisser ». Tout l’intérêt du livre de Serge Bouchard est de nous faire ressentir cette relation symbiotique entre l’homme et sa machine. L’un sans l’autre, ils ne sont rien, mais ensemble ils deviennent légendaires.

Alors certes, aujourd’hui, dans un monde en proie au réchauffement climatique, glorifier les machines et le moteur diesel ne semble pas aller dans le sens de l’histoire. Mais ce n’est le propos ni de Michel Layaz ni de Serge Bouchard, et leurs livres n’ont rien d’anachronique. En effet, l’un comme l’autre ne célèbrent pas la machine en tant que telle, mais l’humanité des héros qu’ils nous font découvrir. Et ça, c’est intemporel.

Santiago Artozqui, En attendant Nadeau, 30 septembre 2021

Photo: © Michel Cloutier

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