L’abstention: l’angle mort du suffrage
« J’ai mieux à faire. » La réplique revient sans cesse quand on questionne un électeur abstentionniste. Alors qu’un tiers des Canadiens adultes tournent le dos aux urnes, quel sens donner à ce non-geste ?
Louise Marchand vote « religieusement » à chaque élection. Cette année, elle se rangera plutôt dans le camp des abstentionnistes ; un récent épisode de violence l’a désabusé de la politique. « Je ne vois pas aucun politicien, dans M. Blanchet, dans M. Singh, dans M. O’Toole, dans M. Trudeau, je ne vois pas personne qui va renverser la vapeur », raconte-t-elle au Devoir. Puis, « fragilisée par un passé qui [la] garde dans une pauvreté » , elle se dit aussi trop occupée à survivre pour pouvoir aller inscrire un « X » sur un bulletin de vote.
Elle résume à elle seule les deux principales causes de l’abstention au pays. Des « raisons liées à la vie courante » et des « raisons de nature politique » ont motivé près de 90 % des abstentionnistes lors des dernières élections, selon Élection Canada.
Les craintes autour de la pandémie risquent d’amplifier le désistement cette année, estime André Blais, titulaire de la Chaire de recherche de l’Université de Montréal en études électorales. « C’est une élection qui est serrée, alors ça aide un petit peu », nuance cette sommité mondiale sur le comportement des électeurs. En revanche, l’absence d’enjeux de grandes ampleurs et les difficultés qu’a eues Justin Trudeau pour justifier cette campagne électorale rebuteront plusieurs électeurs, ajoute M. Blais.
Notons qu’Élection Canada a envoyé plus d’un million de bulletins postaux – un record absolu – pour contourner la nervosité pandémique.
Le taux d’abstention a tout de même connu une hausse ces dernières années, même si « le niveau d’intérêt pour la politique est demeuré relativement stable », avance André Blais. La participation électorale a diminué d’environ 10 % « dans la plupart des démocraties » depuis les années 1980. « Il y a 50 ans, il y avait plus de gens qui pensaient en termes de devoirs. Maintenant, les gens pensent plus en termes de droits. »
Quelques pays ont imposé le vote obligatoire pour renverser la tendance, notamment en Australie. « C’est évident que ça fonctionne, mais comme tout remède, ça a ses désavantages », note-t-il. « Ceux qui sont obligés de voter peuvent voter de façon tout à fait aléatoire. Et ça n’a pas fait augmenter l’intérêt pour la politique. »
Ne pas voter, un geste politique
Certains abstentionnistes voient plutôt leur abstention comme un geste politique. Le septuagénaire Gilles Boulé préférera rester chez lui, lundi, afin de donner la parole aux générations suivantes. « J’agace les jeunes avec ça », explique-t-il au Devoir. « Si je ne vote pas, ton vote va être plus fort. C’est vous qui avez votre avenir entre vos mains. » La disparition de la question essentielle à ses yeux, celle de l’indépendance du Québec, dans le débat canadien a confirmé sa décision de n’appuyer aucun chef. « Ils se ressemblent tous. Ils font tous leur possible avec de petites différences. Ça fait que je n’ai plus d’intérêt. »
Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’UQAM et auteur d’un Plaidoyer pour l’abstention estime que le refus de voter peut cacher une politisation plus prononcée. « La communauté qui a le record mondial d’abstention, selon mes recherches, ce sont les Mohawks de la région de Montréal. Ils ont des taux d’abstention jusqu’à 98 %. C’est la même chose chez les Maoris en Australie ou chez des communautés autochtones aux États-Unis. On ne vote pas parce qu’on est dans un système colonial, et on ne veut pas voter pour la puissance coloniale. Ça ne nous représente pas. »
Il ne faut pas confondre abstention et indifférence, énonce-t-il. « On critique beaucoup les gens qui ne votent pas en disant qu’ils sont apolitiques ou qu’ils ne réfléchissent pas, mais du côté des gens qui votent, il y en a aussi qui ne réfléchissent pas tellement. Ils peuvent voter pour le même parti, de famille en famille ».
Plusieurs remplissent ainsi leurs devoirs politiques « au sein de mouvements sociaux », sans exercer leur droit de vote, plaide Francis Dupuis-Déri, lui-même abstentionniste. Il note qu’au bout du compte, le déficit de légitimité provoqué par le taux d’abstention ne change pas grand-chose à la gestion du pays. « Je n’ai jamais réussi à voir d’impacts concrets sur la capacité du gouvernement à gouverner, à imposer ses lois, à mener des guerres, à nommer des ministres, à accepter des pots-de-vin. Ils ont exactement le même pouvoir, qu’ils aient 5 %, 20 % ou 40 % d’abstention. »
André Blais estime pour sa part que « si on descendait en bas de 50 % [de participation électorale], on se poserait des questions énormes » sur la légitimité du parti au pouvoir.
C’est d’ailleurs ces questions que pose le roman La Lucidité de l’écrivain nobélisé José Saramago. Dans un pays sans nom, des élections se soldent par un « vote blanc » majoritaire à 83 %. Le gouvernement délégitimisé tente alors de trouver un coupable…
Jean-Louis Bordeleau, Le Devoir, 20 septembre 2021
Photo: Chris Young / La Presse canadienne
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