Entre Matagami et Radisson, un sillon en «pays du Nord»
À l’occasion du 50e anniversaire du lancement du « projet du siècle » de Robert Bourassa, le développement hydroélectrique de la Grande Rivière, Le Devoir a pris la route de la baie James, de Matagami à Radisson. Plongée au coeur du territoire des Cris, où la ruée vers l’or bleu du Québec a laissé des traces indélébiles. Premier de cinq textes.
Vendredi 30 avril 1971. Le premier ministre Robert Bourassa a trouvé le « projet du siècle » pour donner une nouvelle impulsion à son gouvernement, dont l’élan a vite été brisé par les « calomnies » et les « crises », à commencer par celle d’Octobre : le développement du potentiel hydroélectrique du territoire de la baie James.
« Parce que c’est la clef du progrès économique du Québec, c’est la clef également du progrès social et de sa stabilité politique », déclare-t-il devant plus de 5000 partisans réunis au Petit Colisée de Québec afin de célébrer le premier anniversaire de l’élection du Parti libéral du Québec. « En un mot, c’est la clef de l’avenir du Québec. »
En ni une ni deux, le gouvernement Bourassa annonce l’aménagement d’un port de mer en eau profonde, de deux aéroports et de routes avec voies d’accès à Chibougamau et à Matagami, rapporte Le Devoir.
« Pour la première fois, les Québécois auront un accès direct, par voie de terre, à ce pays du Nord qui est le leur et qui hante leur esprit », s’enorgueillit par la suite Robert Bourassa dans son essai La baie James (Éditions du Jour, 1973), tout en prédisant « une ruée touristique » d’explorateurs du dimanche dans la taïga. « Pendant que les Américains et les Russes se lancent dans l’exploration de l’espace, il y a sur notre territoire, tout près de nous, à l’intérieur de nos frontières, un des plus beaux défis à relever : la conquête du Nord québécois », dit-il enthousiaste.
Les 620 kilomètres de la route de la baie James, qui relient Matagami à Radisson, ont été aménagés en deux temps trois mouvements entre 1971 et 1973. La route a par la suite été le théâtre d’un « tournoi de camionnage » — expression du regretté anthropologue Serge Bouchard — tout au long de la construction du complexe hydroélectrique La Grande.
« Les truckeurs, qui accordent plus d’importance à la route qu’aux milieux naturels environnants, ne se référaient jamais à ces lieux en nommant les rivières, mais plutôt en indiquant le millage », faisait remarquer Serge Bouchard, lui qui a consacré sa thèse de doctorat aux routiers des années 1970. D’ailleurs, l’essai qu’il en a tiré avec Mark Fortier, Du diesel dans les veines (Lux, 2021), est dédié à l’un des plus fameux camionneurs de son temps, Magella Deroy. « Il était chez lui au cœur de la taïga, descendant en surcharge la pente de la Rupert, gravissant en surcharge la côte de l’Eastmain, poussant envers et contre tous son camion vers l’impossible Caniapiscau », écrivent-ils.
Le camionneur, décédé en 2001, était demeuré discret sur sa contribution au travail de recherche du passionné des chemins de traverse Serge Bouchard. « Il m’avait glissé un mot qu’il avait embarqué un monsieur de Montréal qui avait posé des questions, mais on n’avait pas été plus loin que ça », indique son fils Daniel Deroy.
Magella Deroy n’avait pas usurpé le titre de « roi incontesté du Nord » que Bouchard lui avait décerné, estime Daniel Deroy, que Le Devoir a retrouvé à Val-d’Or, où il est répartiteur pour WRS Pro-Transport. Le camionneur, reconnaissable à son petit chapeau rouge et noir flanqué de peau de mouton, n’était pas effrayé par les longues distances en solitaire, comme Matagami-Radisson. « Mon père, ce n’était pas un gros dormeux. Ça s’accotait sur le steering, pis ça dormait deux ou trois heures, pis ça redécollait », dit-il.
Matagami est le point de départ de la route de la Baie-James, qui porte le nom de Billy-Diamond depuis l’adoption d’une motion visant à honorer cet ancien grand chef du Grand Conseil des Cris par l’Assemblée nationale en 2020. D’ailleurs, le portrait de ce promoteur et signataire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois de 1975 est bien visible sur l’arche de bois marquant le kilomètre 0 de ce chemin aussi long que l’autoroute 87 entre les villes de Montréal et de New York.
Avant de s’élancer vers le 53e parallèle, un plein d’essence est de mise à Matagami, cette ville frontière dont le cœur bat au rythme des projets miniers. L’achat de provisions au dépanneur du coin ou d’un plat à emporter au resto-pub Déco est aussi à considérer. Le casse-croûte Fritou a, lui, fermé ses portes il y a plus de deux ans, a constaté Le Devoir après avoir été leurré par une enseigne aperçue sur le bord de la route.
L’étrange voyage de M. James
La succession d’épinettes noires de part et d’autre de la route Billy-Diamond hypnotise le voyageur. Le passage des rivières devient ainsi tout un événement.
La Rupert, au kilomètre 232, a tout un panache avec ses rapides observables sur le pont à haubans qui l’enjambe. En 1672, le jésuite Charles Albanel a rejoint la baie James par ce fleuve après avoir remonté le Saguenay et le lac Saint-Jean à partir de Tadoussac. L’homme de Dieu a dû affronter — ou contourner — plus de 400 rapides. Une nuée de maringouins ne le lâchait pas d’une semelle. « Il nous fut impossible de pouvoir dormir, étant continuellement occupé à nous défendre […] de la cruelle guerre que nous faisaient ces petits animaux », note le prêtre, montrant du doigt « ces petites mouches fort piquantes ».
Le père Albanel ne fait que jeter un œil à la baie James, se goinfrant de bleuets tout en baptisant les Autochtones croisés sur son chemin. Les rives de ce golfe sont déjà fréquentées par les Anglais, qui s’y rendent par les mers depuis la « découverte » des terres cries par Henry Hudson en 1610. Le serviteur du roi Jacques Ier y a d’ailleurs trouvé la mort en 1611, après avoir été jeté par-dessus bord de son navire par des mutins qui refusaient de le suivre plus loin dans sa quête obstinée d’une route vers l’Asie.
L’archéologue Christian Roy aurait aimé retrouver les restes de la chaloupe dans laquelle Henry Hudson et son fils ont été laissés à l’embouchure de la Rupert, à proximité de Waskaganish. « C’est l’aiguille dans la botte de foin », explique l’homme qui a travaillé dans le Nord pour le compte d’Hydro-Québec puis des Cris pendant plus de 20 ans. « Ils devaient avoir un pistolet ou deux, un fusil à silex, une hache… » mentionne-t-il.
Christian Roy s’est aussi intéressé aux vestiges laissés par Thomas James, qui a parcouru la baie deux décennies après Hudson et dont le récit rocambolesque The Strange and Dangerous Voyage lui a assuré une notoriété suffisante pour graver son nom dans la toponymie nordique. L’archéologue s’est rendu à deux reprises sur l’île Charlton, au large de Waskaganish, où l’explorateur anglais et son équipe ont passé l’hiver de 1631-1632.
Le scorbut a proliféré parmi les naufragés volontaires, qui ont coulé leur navire de façon préventive afin d’éviter qu’il ne soit détruit par les glaces. Ils sont heureusement parvenus à le renflouer après avoir été sauvés in extremis de la famine par le foin qui pousse sur la grève, raconte Christian Roy. L’archéologue a ratissé l’île Charlton — à travers les marais et les ours polaires qui s’y sont retrouvés coincés après la débâcle et la fonte de leur banquise — à la recherche du campement insulaire de Thomas James. « Tu es toujours obligé de te promener avec un fusil parce que tu ne sais jamais quand ils vont débouler », explique-t-il.
Au relais 381
La rivière Rupert est loin derrière nous lorsqu’on atteint le relais routier du kilomètre 381, un bâtiment de tôle ondulée grise et verte où « gazer » est de nouveau incontournable avant de poursuivre le périple vers Radisson. L’oasis de wifi permet également au voyageur moderne de faire le plein des petites et grandes nouvelles des quatre dernières heures passées sur la route.
Le pont de la rivière Eastmain, non loin, permet de pénétrer dans l’ancien district d’Ungava des Territoires du Nord-Ouest, qui a seulement été annexé au Québec en 1912.
La faune du bassin-versant de la baie James se manifeste surtout par des lièvres qui courent de part et d’autre de la route, l’un d’eux étant malencontreusement passé sous les roues du véhicule du journaliste du Devoir qui a tout fait pour l’éviter. Les ours noirs se tiennent pour leur part davantage près des haltes routières. D’ailleurs, l’un d’eux lorgne les bennes à déchets remplies de victuailles posées sur le sol de la halte du lac Yasinski, située à proximité de l’embranchement de la route Transtaïga, un chemin de gravier menant au réservoir Caniapiscau dont les 666 derniers kilomètres sont, paraît-il, infernaux. Les arbres conservent une taille somme toute respectable au-delà du 52e parallèle, du moins ceux qui ont été épargnés par les incendies de forêt.
Et au bout de la route, on aperçoit un territoire métamorphosé par l’ambition hydroélectrique d’un premier ministre.
La baie James, de 2000 av. J.-C. à 1971
2000 av. J.-C. Les premiers Autochtones arrivent dans le bassin-versant de la baie James.
1611 (22 juin) L’explorateur anglais Henry Hudson est abandonné à l’entrée de la rivière Rupert par son équipage qui refuse de le suivre dans sa quête d’un passage vers l’Asie.
1631 Thomas James longe les côtes de la baie qui portera son nom. Son expédition est publicisée deux ans plus tard par la parution de son récit The Strange and Dangerous Voyage.
1668 Le fort Charles est fondé à l’embouchure de la rivière Rupert (Waskaganish). Ce poste de traite des fourrures sera exploité par la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui est incorporée en 1670.
1672 (28 juin) Le jésuite Charles Albanel atteint la baie James par les terres en passant par le Saguenay, le lac Saint-Jean et la rivière Rupert. Il y retourne deux ans plus tard en empruntant la même route entrecoupée de plus de 400 rapides.
1679 Sur les pas d’Albanel, Louis Jolliet descend la Rupert jusqu’au fort Charles, où il est reçu par le commandant de l’endroit. « Il n’y a point de doute que si on laisse les Anglais dans cette baie, [ils] ne se rendent maîtres de tout le commerce du Canada », écrit l’explorateur canadien qui s’est fait connaître six ans plus tôt par sa « découverte » du fleuve Mississippi.
1686 (3 juillet) Le chevalier français Pierre de Troyes remonte la rivière des Outaouais pour atteindre le bassin-versant de la baie James, où il s’empare notamment du fort Charles. Le Montréalais Pierre Le Moyne d’Iberville est de l’expédition, qui marque le début des guerres franco-anglaises pour le contrôle de la « mer du Nord ».
1713 (11 avril) La France signe le traité d’Utrecht, qui cède à la Grande-Bretagne, « en plein droit et à perpétuité, la baie et le détroit d’Hudson, avec toutes les terres, mers, rivages, fleuves et lieux qui en dépendent ».
1803 Le poste de traite qui deviendra Fort George est fondé à l’embouchure de la Grande Rivière par la Compagnie de la Baie d’Hudson. Les missionnaires anglicans s’y installent en 1852.
1868 Le dominion du Canada acquiert la « Terre de Rupert » que le roi d’Angleterre avait cédée à la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1670.
1898 La frontière du Québec est étendue vers le nord jusqu’à la rivière Eastmain, comme l’avait proposé Eugène-Étienne Taché, le commissaire adjoint des Terres de la Couronne du Québec. Le territoire recoupe l’Abitibi actuelle et le sud de la baie James.
1912 (25 mai) Par l’entremise d’une loi fédérale, le Québec annexe le district d’Ungava, qui s’étend de la rivière Eastmain jusqu’aux rivages de la baie d’Hudson. Les îles de la côte et de l’espace littoral sont toutefois exclues.
1922 (15 juillet) Les Oblats s’installent sur l’île de Fort George. Les missionnaires catholiques y sont rejoints huit ans plus tard par les Soeurs grises de la Croix d’Ottawa, qui assurent le fonctionnement d’un pensionnat pour Autochtones qui restera en activité jusqu’en 1980. Un pensionnat anglican sera également ouvert sur les lieux entre 1934 et 1979.
1957 Les rivières Nottaway, Broadback et Eastmain sont inspectées par la Shawinigan Water & Power Company afin d’évaluer leur potentiel hydroélectrique. Le détournement de ces cours d’eau du bassin-versant de la baie James vers celui de la rivière Saint-Maurice sera analysé dans un rapport qui n’a pas de suite.
1971 (30 avril) Le premier ministre libéral Robert Bourassa annonce son projet de complexe hydroélectrique de la baie James, qui doit permettre la création de 125 000 emplois.
Marco Bélair-Cirino et Dave Noël, Le Devoir, 10 juillet 2021
Photo: Le village de Radisson, photographié en 1974, un an après la fin de la construction de la route de la Baie-James, qui s’arrête à sa rencontre. 10 juillet 2021. © Hydro-Québec
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