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12 mai 2021

Mort de l’anthropologue Serge Bouchard, figure de la vie intellectuelle québécoise

Hommage – Le Québec vient de perdre l’un de ses plus grands penseurs des dernières décennies : Serge Bouchard s’est éteint ce 11 mai dans un hôpital montréalais, il avait 73 ans. L’anthropologue et sociologue québécois était un animateur de la radio de Radio-Canada aimé et respecté de tous et un humaniste qui a bâti des ponts entre la société québécoise et les peuples autochtones. Il était également un ardent défenseur de la Francophonie en Amérique du nord en restaurant notamment la mémoire de Canadiens français oubliés par l’Histoire, des « remarquables oubliés » dont il a raconté les aventures dans des émissions de radio et des livres.

Tous ceux et celles qui travaillent à Radio-Canada le croisaient régulièrement dans les couloirs de la grande tour, avec son éternel chapeau vissé sur le crâne, son air débonnaire et son regard pétillant d’intelligence et de curiosité. Tous ceux et celles qui ont, un jour, pris le temps de discuter avec lui, des choses de la vie ou de simples banalités, étaient frappés par sa voix au timbre chaud et profond, par son humanité, son immense bonté, son amour de l’Autre, sa grande sagesse et sa curiosité insatiable. Et on sortait de ces rencontres empreint d’une sorte de sérénité, auréolé d’un sentiment de paix dans l’âme, parce que cet homme était éclairé d’une lumière intérieure qu’il faisait rayonner autour de lui. Les auditeurs de ses émissions de radio ressentaient les mêmes émotions en l’écoutant. Un être unique et exceptionnel, doté, qui plus est, d’un sens de l’humour subtil et d’un petit côté rebelle qu’il s’est plu à cultiver sa vie durant.

Les autochtones, la route et les camionneurs…

Une vie riche et tellement de cordes à son arc : chercheur, auteur, écrivain, chroniqueur, enseignant, animateur, la carrière de Serge Bouchard est impressionnante. Diplômé de l’Université Laval et de l’Université McGill, ce Montréalais se passionne dans les années 70 pour les communautés autochtones, son mémoire de maîtrise portait sur le savoir des chasseurs innus du Labrador. Il va à leur rencontre, dans le grand nord québécois notamment, et réalise des études de terrain sur plusieurs de ces communautés, leur art de vivre, leur culture. Il est devenu l’un des ambassadeurs des peuples autochtones qui lui vouaient un infini respect. Il a bâti des ponts importants entre la société québécoise et les Premières Nations. « Ça va l’amener à [être] un de nos grands alliés pour dire : « Les Innus ont toujours été là, ou les Nations ont toujours été là, et regardez leur beauté! » Et ça, pour moi, c’est rare » a déclaré Michelle Audette, ex-présidente de l’Association des femmes autochtones du Québec, puis du Canada. Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador estime que Serge Bouchard était un « géant qui s’est distingué par l’importance de la place et de la contribution des Premières Nations dans l’histoire ».

«Je faisais ce que j’aimais, je n’ai jamais fait de compromis avec ça.»

– Serge Bouchard

Serge Bouchard avait aussi une passion : la route, qu’il adorait prendre avec sa voiture et partir découvrir des coins de ce vaste continent, la plupart du temps seul durant ces excursions exploratoires. « La route, c’est ma passion, je suis un routier et je vous invite à embarquer avec moi » a-t-il déclaré quand il a commencé son émission, Les chemins de travers, dont le premier épisode portait justement sur la route. Il vouait aussi une grande admiration aux camionneurs, il en a accompagné pendant deux ans et sa thèse de doctorat de l’Université McGill va d’ailleurs porter sur la vie des camionneurs. « C’est un mode de vie, être chauffeur de camion, c’est plus qu’un emploi, c’est un métier au sens d’autrefois » disait-il.

Serge Bouchard était un grand écrivain et un formidable essayiste : il a écrit une vingtaine d’ouvrages dont « L’homme descend de l’ourse », « Mathieu Mestokosho, chasseur innu », « C’était au temps des mammouths laineux ». Avec sa conjointe Marie-Christine Lévesque, il a écrit des livres remarquables sur des personnalités qui ont façonné le continent nord-américain sans que l’Histoire n’ait retenu leurs noms : « Elles ont fait l’Amérique » et « Ils ont couru l’Amérique ».

Il a aussi réhabilité la mémoire de ces oubliés de l’Histoire dans son émission de radio « De remarquables oubliés ». Car Serge Bouchard a aussi eu une carrière formidable comme animateur à la radio de Radio-Canada pendant près de 30 ans, où il a animé « Le lieu commun » (avec Bernard Arcand), « De remarquables oubliés », « Une épinette noire nommée Diesel », « Les chemins de travers » et, depuis 2014, « C’est fou » en coanimation avec Jean-Philippe Pleau.

En 2016, il est nommé Officier de l’ordre national du Québec. « Je faisais ce que j’aimais, je n’ai jamais fait de compromis avec ça » dit-il dans un documentaire qui lui est consacré.

Une année difficile

L’été dernier, Serge Bouchard a été brisé par le départ de son amoureuse, Marie-Christine Lévesque, emportée par un cancer du cerveau. Il a raconté à quel point ce décès l’avait anéanti et a consacré un livre pour lui rendre hommage, « Un café avec Marie », publié en mars dernier. Ils ont eu une fille ensemble, Lou, maintenant âgée de 20 ans. Serge Bouchard a aussi perdu son amour de jeunesse, Ginette, emportée également par le cancer.

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard lors du Salon du livre de Montréal 2017

La pandémie a également été difficile pour l’anthropologue et il avait un regard acéré sur cette crise sanitaire qui a été pour lui une leçon d’humilité : « La pandémie nous rappelle des choses élémentaires : la vie et la mort. Qui vit, qui meurt. Et nous l’avons en pleine face », explique-t-il en décembre 2020. « Et là, je me retrouve tout seul, comme un petit pois chiche, en train de vieillir avec tous mes maux de corps, avec mon mal de dos, qui m’oblige à être en chaise roulante. Alors vous me demandez comment ça va ? Ça va comme ça peut. Je me débrouille fort bien dans ce deuil extrêmement difficile à vivre. Mais je le vis avec ma fille, qui a 20 ans ». Et de poursuivre : « J’ai 73 ans, je me suis usé, j’ai vécu, et à un moment donné, je vais mourir. Et puis je suis vieux. Je déteste qu’on me dise que je suis jeune. Je vais avoir bientôt 75 ans, et 75 ans sur Terre, c’est un bon morceau de temps. C’est un bon morceau de temps pour des mortels comme nous ».

Pluie d’hommages au « mammouthlaineux »

Serge Bouchard était présent dans la twittosphère sous le pseudo « Mammouthlaineux » car il se disait « un mammouth sur Twitter ». La nouvelle de son décès a justement provoqué une avalanche de messages de condoléances et d’hommages sur les réseaux sociaux, des messages venus d’horizons variés, politiciens, journalistes, auditeurs et auditrices de ses émissions, citoyens, jeunes et moins jeunes. Cet homme faisait l’unanimité. « Un grand penseur québécois nous a quittés trop tôt. Serge Bouchard était un homme d’une grande sagesse et d’une intelligence remarquable. Ses réflexions continueront de nous éclairer encore longtemps » a écrit le premier ministre canadien Justin Trudeau.

« C’était un sage, a commenté le premier ministre québécois François Legault. Il était capable de parler de choses simples en nous apprenant beaucoup, c’est une grande perte pour le Québec, quelqu’un qui a analysé notre société sous toutes ses coutures ces dernières années, un excellent auteur ».

Jean-Philippe Pleau, avec qui Serge Bouchard coanimait l’émission « C’est fou » à la radio de Radio-Canada, n’a pas caché sa profonde émotion dans les entrevues qu’il a accordées à la suite de son décès : « Il avait ce désir de transmettre aux prochaines générations, sa capacité à voir dans le quotidien la beauté de l’ordinaire. Il allait là où sa curiosité l’amenait, une curiosité de tout et de rien. Je m’ennuie déjà de son regard sur le monde mais il va perdurer grâce à tous ses écrits ». Et d’ajouter : « Serge disait souvent que ce qui est important dans la mort, c’est de cultiver la présence dans l’absence. C’est ce que je vais m’apprêter à faire dès maintenant ».

Sa dernière route

Deux jours avant son décès, Serge Bouchard a envoyé un dernier message à ses auditeurs écrit dimanche dernier sur Twitter : « Je vous remercie de votre patience, et de votre discrétion. Je retrouve lentement ma force de mammouth, et j’ai hâte de retrouver le micro, les auditrices et les auditeurs, le jeune vieux Jean-Philippe Pleau et notre valeureux recherchiste Mathieu Fournier ». Il espérait sortir de l’hôpital à la fin de la semaine et reprendre son micro dimanche. Et ce fan de hockey sur glace, en bon québécois qu’il était, commentait encore les performances de l’équipe le Canadien de Montréal la veille de sa mort. Une crise cardiaque l’a emporté dans son sommeil après avoir été hospitalisé depuis plusieurs semaines à cause d’une péritonite.

Lui qui aimait tant prendre la route, partir sur ces chemins de traverse du continent nord-américain qu’il adorait découvrir et nous faire découvrir, il vient de partir sur sa dernière route, celle qui va lui permettre de rejoindre sa Marie-Christine et sa Ginette qu’il a tant aimées.

Alors bonne route M. Bouchard et merci pour tout, vous avez été un phare dans une nuit parfois si trouble, vous avez été, vous êtes remarquable et vous ne serez jamais oublié.

Catherine François, TV5 Monde, 12 mai 2021

Photo: Serge Bouchard, photographié en 2006 par sa compagne Marie-Christine Lévesque, décédée en 2020. © Creative commons

Lisez l’original ici.

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