Il fallait bien quelqu’un comme Serge Bouchard pour écrire jadis une thèse de doctorat sur les camionneurs du Nord; il fallait quelqu’un de son envergure également pour qu’on publie cette thèse 40 ans plus tard.
Bouchard, faut-il le rappeler, est cet anthropologue et ce communicateur dont la voix grave et les propos profonds font vibrer la radio d’État depuis quelques décennies: aujourd’hui avec C’est fou, jadis avec Les chemins de travers.
Il est également l’auteur de plus d’une dizaine de livres qui témoignent d’une fascination pour l’histoire et la route. On retiendra Ils ont couru l’Amérique, Les yeux tristes de mon camion, L’allume-cigarette de la Chrysler noire.
Du diesel dans les veines s’inscrit aussi dans cette veine. Il s’agit du récit remis à jour et dépouillé de tout jargon universitaire de la thèse de doctorat en anthropologie de Bouchard déposée en 1980 à l’Université McGill sous le titre Nous autres, les gars de truck. Essai sur la culture et l’idéologie des camionneurs de longue distance dans le Nord-Ouest québécois.
Pour le rédiger, le futur auteur a parcouru 11 000 kilomètres en camion avec des truckeurs sur les circuits de l’Abitibi et la route Billy-Diamond entre 1975 et 1976, en plus de fréquenter terminus, entrepôts, cours et garages. « Seules mes vieilles artères sauraient dire combien de frites, de hamburgers et de steaks furent engloutis au cours de ce périple », écrit Bouchard, évoquant ces gargotes d’une époque où les régimes sans sel étaient pure science-fiction.
Une route sans fin
Admis dans le cercle des camionneurs de l’époque peut-être pour son charisme, son intérêt pour les camions et son statut à l’époque ambigüe d’écrivain, l’anthropologue investigue de long en large les rapports qu’entretient le camionneur avec la route, avec lui-même et les autres, avec le temps et, bien sûr, avec son camion.
Pour le camionneur, écrit-il, la route est sans fin. « Il sait que les quinze heures qu’il vient de passer derrière le volant ne sont que la suite de milliers d’heures qu’il a déjà passées derrière ce même volant, et qu’elles ne sont qu’un prélude aux milliers d’heures qu’il y passera encore. »
Dans cette équation, l’infini de la route rejoint celui du temps. Dans des semaines comptant souvent plus de 100 heures de travail, le camionneur est laissé à lui-même. Une solitude qui peut être lourde, surtout la nuit, mais qui est propice à la réflexion, et qui est le tribut à payer pour nombre de ces individus qui ne se voient pas exerçant un travail de bureau ou quoi que ce soit de routinier. « Les routiers, affirme Serge Bouchard, goutent à un plaisir de nos jours interdit : prendre le temps d’être avec soi. Aller au fond des choses. »
Au son du moteur
Cette solitude s’efface momentanément dans les entrepôts où les camionneurs entretiennent des relations conflictuelles avec contremaitres et répartiteurs, et dans les trucks stops, lieux qui nous valent quelques-uns des passages les plus savoureux de l’œuvre.
C’est là que les camionneurs fraternisent et se dévoilent, montrent leurs valeurs, leur franc-parler et leur humour; c’est là aussi où règne la serveuse. « Certaines, raconte l’auteur, en viennent à prédire quel camionneur va entrer dans son établissement simplement au son du moteur de camion! »
Mais malheur à qui n’était pas prêt à servir les camionneurs. Sur ce qui s’appelait dans les années 70 la route de la Baie-James, il n’y avait que « deux endroits pouvant ressembler à un restaurant sur une distance de plus de 600 kilomètres ». Serge Bouchard raconte une anecdote où des camionneurs exténués et affamés ont pris d’assaut la cuisine du restaurant du millage 160 parce que le cuisinier disait qu’il venait de fermer ses poêles.
La sympathie
La thèse de Bouchard, revampée avec la collaboration de son éditeur Mark Fortier, possède la belle richesse de juxtaposer anecdotes et analyses fines, les secondes naissant parfois des premières. L’homme est d’une grande culture et sa pensée creuse au fond des choses; le suivre n’est pas sans exigence. Mais l’altérité et la simplicité s’invitent dans le parcours. « Les camionneurs aiment les camions, observe Bouchard. Pour les comprendre, j’ai aimé les camions […] en essayant simplement de saisir la réalité telle qu’elle se manifestait dans la tête de ceux qui la vivaient. […] Cela s’appelle la sympathie. »
Denis Lord, La Sentinelle / Le Jamésien, 11 mai 2021
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