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21 mars 2021

Animaux du monde entier, unissez-vous!

Voici un essai à la fois historique et sociologique qui vise à faire comprendre ce qu’est l’antispécisme, une notion apparue en Grande-Bretagne au début des années 1970 pour désigner la lutte, plus ou moins radicale, contre toute discrimination fondée sur l’appartenance à l’espèce. L’auteur, chercheur et journaliste, antispéciste lui-même, explique ce phénomène social relativement nouveau en Occident. Les antispécistes, nous dit-il, dénoncent l’exploitation, la souffrance et les mauvais traitements infligés aux animaux, alors que les spécistes postulent et défendent une hiérarchie dans laquelle la supériorité de l’être humain s’impose sur l’espèce animale. L’idéologie antispéciste, comme présentée par l’essayiste, pourrait s’inscrire dans les tendances dites « progressistes », des courants de pensée occidentale actuelle : féminisme, écologisme, antiracisme, gauchisme, libertarianisme et anarchisme. Ce mouvement a des affinités certaines avec le végétarisme, le végétalisme et, surtout, le véganisme. Il est politique et applique une philosophie morale qui place les animaux « sentients », c’est-à-dire qui peuvent ressentir et souffrir, à l’égal de l’homme et ayant donc les mêmes droits.

Ce qui m’a interpellé de prime abord en feuilletant le livre et la table des matières, c’est que l’auteur omet curieusement de mentionner que cette pratique non violente existe depuis très longtemps en Inde. La religion jaïniste exclut en effet de l’alimentation de ses adeptes tout produit d’origine animale, ainsi que les légumes et végétaux ayant des racines dans le sol afin d’éviter de tuer des vers de terre en les arrachant, mais également parce que consommer une racine équivaut à tuer la plante entière, la non-violence s’appliquant aussi envers les végétaux. Les antispécistes sont certes moins radicaux en ce qui concerne les légumes, mais pour le reste ils n’ont rien inventé.

En se limitant à l’Occident, Jérôme Segal remonte au XIXe siècle pour retracer les premiers signes de sensibilisation à la cause animale. Louise Michel, la Pasionaria de la Commune, faisait déjà des parallèles entre l’exploitation des hommes et celle des animaux. Elle se préoccupait des souffrances de ces derniers. Toujours dans les années 1870, un anarchiste comme le géographe Élysée Reclus s’intéresse lui aussi à la cause animale. Il déplore les mauvais traitements et l’exploitation dont sont victimes les animaux considérés par lui comme des « êtres ayant conscience de leur vie ». Dans le Manifeste du Parti communiste, Karl Marx et Frédéric Engels, de leur côté, se moquent des petits bourgeois « réformateurs », préoccupés par le sort des animaux, préfigurant ainsi déjà les divisions de la gauche sur le sujet.

Quoi qu’il en soit, c’est dans les idéologies radicales, condamnant la « domination de l’homme par l’homme », que l’auteur discerne les ferments des revendications de l’antispécisme. De la domination de l’homme par l’homme à la domination des animaux par l’homme, il n’y avait qu’un pas ; cela prendra cependant plus d’un siècle pour le franchir politiquement. Le mouvement comme tel commence vraiment à émerger en Grande-Bretagne, essaimant par la suite dans d’autres sociétés. L’antispécisme se développe de façon anarchique tout en étant de plus en plus radical. Au début, on s’attaque à la chasse, puis on vise aussi la vivisection et les expériences sur les animaux. Des militants s’en prennent à Revlon et ses expériences. Des boucheries sont attaquées. Une kyrielle d’association entreprennent une foule d’actions qui ont en commun de dénoncer la domination faite aux animaux de toutes sortes. On inclut de plus en plus les animaux dits « sentients » et pas seulement les animaux « mignons », de compagnie. Le mouvement gagne même les États-Unis. En juin 1984 un journaliste du New York Times déclare : « une nouvelle philosophie a commencé à émerger à la fin des années 1970, selon laquelle les animaux ont un droit inaliénable à une vie pleine et entière dans une société naturelle. Il est immoral de les exploiter, quels que soient les bénéfices que les humains pourraient en tirer » (p. 67). Ce mouvement va essaimer dans le monde et se radicaliser, entrainant aussi de vives réactions contre ses membres. À l’intérieur les tendances anarchistes et écologistes se côtoient. Des frictions frisent parfois l’infantilisme : Segal note des conflits entre véganismes qui dénoncent l’exploitation des chèvres pour leur formage et ceux qui la tolèrent ; des amateurs de fromage sans doute…

Le cas Brigitte Bardot interpelle aussi les militants. L’actrice française est depuis longtemps une « animaliste » affirmée. Dans les années 1960 déjà, elle s’élevait contre les manières traditionnelles d’abattre les animaux dans les abattoirs. Mais c’est sans conteste avec sa croisade spectaculaire contre la chasse aux bébés phoques qu’elle a mis la cause de l’antispécisme sur la carte mondiale. Or, la comédienne a des opinions politiques résolument « droitistes » pour ne pas dire ultra-droitistes. Certains antispécistes, les plus pragmatiques, se sont réjouis de l’énorme coup publicitaire que madame Bardot faisait au mouvement. D’autres au contraire n’ont vu que le porteur du message et ont tenté de se dissocier au maximum des gestes de la vedette.

Jérôme Ségal s’attarde aux cas de la France, du Québec et du Canada (en ne distinguant pas toujours très bien l’un et l’autre), mais également au cas d’Israël où le mouvement semble être plus populaire. Actuellement, les véganes et les antispécistes composeraient de 3 à 5 % de la population israélienne. Ce pays serait devenu leur « Eldorado ». Jérome Segal n’arrive cependant pas à discerner les raisons profondes qui expliqueraient la relative popularité de la philosophie végane dans cette société ; peut-être est-ce dû aux interdictions culinaires en cours dans certaines communautés de la société israélienne. Il émet l’hypothèse, un peu tirée par les cheveux à mon goût, que le véganisme soit peut-être instrumentalisé par le pouvoir politique pour faire oublier l’occupation de la Palestine et le sort réservé aux Palestiniens. Selon Gary Yourofsky, un militant antispéciste radical, les juifs ont été persécutés depuis des millénaires, ils savent ce qu’est l’oppression et cela les rendrait plus sensibles aux conséquences du spécisme. (p. 108-109). En effet, dans le discours animaliste, la comparaison avec le nazisme est omniprésente. Cela va même jusqu’à « structurer la représentation mentale du combat antispéciste et à le légitimer ». Il y a des références à l’holocauste et des parallèles avec la Shoah ; on parle d’abattoirs industriels… Selon certains penseurs antispécistes, les méthodes fordistes, appliquées dans les abattoirs de Chicago en 1941, auraient inspiré les nazis dans leur plan d’extermination des juifs et autres groupes jugés inférieurs. Henry Ford aurait, dit-on, été très proche des idéologies antisémites. Le lecteur trouvera à la page 124 une analogie sinistre entre les animaux transportés dans des wagons à bestiaux et les captifs dans les wagons de déportés. Analogies aussi entre différents génocides ou massacres humains : Arméniens, Cambodgiens… qui ont tous été précédés d’éliminations massives d’animaux. Il y a bien sûr dans le discours animaliste une comparaison avec le sort des esclaves et une similitude avec la subordination des femmes.

L’essai de Jérôme Segal ne laisse pas indifférent. Il part d’une triste réalité : le sort réservé aux animaux et les « droits » de ces derniers. Je déplore cependant que l’essayiste n’ait pas mentionné davantage les progrès substantiels réalisés depuis déjà quelques années face à cette question. En effet, l’abattage est de plus en plus règlementé, les courses de taureaux sont prohibées dans de plus en plus de régions, la chasse aux baleines n’est presque plus pratiquée. On commence même à remettre en question les rodéos et les calèches dans les villes. Quoiqu’on en dise, le respect des droits des animaux s’affirme de plus en plus, en Occident du moins. Les multiples associations vouées à la protection des animaux qui s’agitent un peu partout ne sont pas étrangères à cette heureuse prise de conscience. Mais quelle est la place des antispécistes dans cette dynamique ? Avec les « véganistes », ils représentent 1 % de la population des pays occidentaux, déchirés en multiples chapelles. Avec certaines de leurs revendications que l’on peut juger farfelues ou exagérées, faut-il les prendre au sérieux et ne risquent-ils pas de desservir la cause qu’ils veulent servir ?

Daniel Gomez, Les Cahiers de lecture de L’Action nationale, vol. 15, no 2, printemps 2021.

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