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7 mars 2021

Peine d’amitié

On aborde ce petit bouquin comme une pièce inédite de l’histoire du Québec, vu les personnages impliqués. Et sans doute, ça l’est un peu. Mais bien vite, ça devient un livre sur l’amitié.

« Je m’améliorerais auprès de toi », écrit Pierre Elliott Trudeau à son vieil ami Pierre Vadeboncoeur. Enfin, ils ne sont pas vieux encore, ils sont dans la vingtaine. Mais que peut-on écrire de plus beau sur l’amitié ? Je m’améliore à tes côtés… Ce qui veut dire : je suis une meilleure version de moi-même en ta présence. Mais aussi : tu me rends meilleur.


Photo: Archives La Presse
Pierre Vadeboncoeur, en 1976

On découvre dans ce livre de correspondance deux hommes dans la jeune vingtaine, en quête d’absolu, de révolution (!), même. Ils viennent de terminer leurs études de droit à l’Université de Montréal. Deux bourgeois d’Outremont, élèves au primaire de la très formelle Académie Querbes – avant qu’elle ne devienne une des premières écoles « alternatives » 50 ans plus tard. Puis à Brébeuf.

On est en pleine Seconde Guerre mondiale, mais il n’en est pas question dans leurs échanges. Les deux, alors imprégnés des idées nationalistes du moment, vont voter pour le Bloc populaire, opposé à l’effort de guerre, une guerre qui semble ne pas les concerner le moins du monde. C’est une époque inavouable où l’intelligentsia canadienne-française catholique est largement favorable au maréchal Pétain, et où on se méfie du général de Gaulle.

Photo: Chuch Mitchell, Archives La Presse canadienne
Pierre Elliott Trudeau, en 1971

Vadeboncoeur est le fils d’un pharmacien prospère, fondateur de la faculté de pharmacie de l’Université de Montréal. Trudeau est le fils d’un propriétaire de stations-service qui fera fortune à peu près au moment où Vadeboncoeur père fera faillite.

Ils se feront connaître dans les années 1950, d’abord dans les pages de Cité libre, une revue « progressiste » opposée au régime de Maurice Duplessis. Vadeboncoeur deviendra conseiller syndical à la CSN, où il a fait carrière, puis écrivain. Dès la fin des années 1960, il a choisi le camp de l’indépendance.

Et pourtant, même quand il est question de politique dans ces échanges épistolaires, tout est teinté par l’amitié profonde qui unit ces deux êtres.

D’ailleurs, c’est le premier choc de ce livre : l’art perdu de la correspondance. Voici deux jeunes hommes s’écrivant de longues lettres, pensant à voix haute, se disant des choses tendres.

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Peut-être, quand tout sera diffusé partout, retrouvera-t-on les textos et les courriels. Y lira-t-on des lignes comme celles de Vadeboncoeur, qui célèbre leur « indépendance à l’égard de la prudence » ? Je n’en suis pas bien sûr.

Il est question de la patrie, il est question de rêves, qui ne se réaliseront peut-être pas, mais qui indiqueront une sorte de direction, il est question d’amour, mais très pudiquement, il est question de religion.

Il est question de « séparatisme », mais dans la bouche du Vadeboncoeur de 1944, le terme a un tout autre sens. Il s’agit de la séparation d’avec la Grande-Bretagne : « Nous ne nous sauverons de l’influence excessive de Washington que grâce au prestige et à l’autorité de l’Angleterre. » Il se pose ensuite une question prémonitoire : « Le Canada a-t-il une consistance suffisante pour qu’une fois autonome, le débat puisse s’engager entre Canadiens ? »

***

Pendant ce temps, on voit Trudeau autour du monde, tantôt à Harvard, tantôt à Londres, tantôt à Paris, tantôt à Bagdad, tandis que Vadeboncoeur voyage chez Gide, Péguy, Claudel, mais pas tellement chez Breton…

Les deux sont imprégnés de la pensée catholique, mais clairement, Trudeau est le plus fervent des deux. De Lahore, au Pakistan, il écrit à son ami de Montréal, le jour de Noël 1948 : « Le calme, le mystère de cet étrange et sauvage pays, les nuits vraiment vierges, me convient encore plus au recueillement d’une chapelle. J’ai lu tout à l’heure l’Office de Noël, et je ne l’avais jamais trouvé si beau. Hier soir, j’ai chanté le Minuit, chrétiens, et j’étais intimidé par le silence qui couvrait ma voix. »

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Vadeboncoeur se lance dans l’action syndicale tandis que Trudeau, devenu rentier, voyage, écrit, enseigne. Trudeau prête quelques milliers de dollars à Vadeboncoeur pour l’achat de sa première maison, et ses lettres se terminent souvent par la mention d’un remboursement. Une mention qui revient de plus en plus comme un malaise à mesure que leurs chemins politiques s’éloignent.

Pierre Vadeboncoeur devient une figure illustre de la gauche syndicale, et quand Trudeau annonce sa candidature en politique avec le Parti libéral du Canada, aux côtés de Jean Marchand et de Gérard Pelletier, c’est pour Vadeboncoeur comme un coup de poignard.

« Tu dois bien deviner que je suis atterré par la nouvelle de vos candidatures, mais je ne suis sentimentalement affecté que par ta décision à toi. »

Vient ensuite la crise d’Octobre en 1970, au sujet de laquelle on n’a retrouvé aucun échange. En fait, après l’élection de Trudeau en 1968, la correspondance a pratiquement cessé. Il s’adresse à lui en lui disant « cher M. P. [Member of Parliament] de Mont-Royal ». Il écrit en 1971 que « tout maintenant nous divise ».

« Tous les amis de mon père ont été arrêtés pendant la crise d’Octobre, mais pas lui, me dit Alain Vadeboncoeur. Il a toujours pensé que Trudeau avait retiré son nom de la liste, mais on ne le sait pas. »

Les conflits de travail du début des années 1970 ont envenimé encore leurs relations. Vadeboncoeur, en plus de négocier, était le conseiller du président de la CSN, Marcel Pepin.

Malgré tout, il écrit à son « vieux copain de l’âge glaciaire ». « Notre amitié n’y survivra peut-être pas, car ce qui nous divise sera semé de hasards dangereux. »

Ça ne l’empêche pas de traduire les écrits de Trudeau, à la fin des années 1960, bien qu’il y soit maintenant radicalement opposé.

Mais en 1972, alors qu’il défend les « gars de Lapalme », une entreprise de courrier, il écrit à Trudeau : « La vie a voulu que je demeure, à certains égards, dans la situation où nous nous trouvions alors tous deux : dans cette condition où l’on est, trop facilement sans doute et d’une manière trop gratuite, indigne par conséquent, du côté de la justice en étant du côté de ceux qui subissent des torts. »

La lettre, comme la majorité d’ailleurs, demeure sans réponse, ou introuvable.

Vadeboncoeur écrit pourtant la même année, au sujet de leur amitié, que si elle est « devenue impossible, elle subsiste ».

Ce qui ne l’empêche pas d’écrire ces lignes pleines de fiel : « Nous ne pouvons pas grand-chose contre le destin écrit en chacun de nous. Ma filiation, je le crains, n’est pas la tienne. Je veux parler des maîtres. Je veux dire : en définitive, nos différences sont très profondes, et l’existence n’a fait depuis quinze ans que nous l’apprendre. Cela n’a rien à voir avec l’émotion d’une très vieille et très sincère amitié. J’ai beaucoup pensé à toi ces dernières années, et pas toujours en bien, comme tu peux naturellement te le figurer. Mais je crois néanmoins que tu as été ma plus grande amitié. »

La filiation ? Parle-t-il de sa mère, née Elliott ? De ses maîtres « anglais » ?

« Les évènements et les partis ont dramatiquement simplifié toutes choses entre nous. »

Mais Vadeboncoeur, compagnon du Parti québécois, partisan de l’indépendance, lui envoie tout de même ses livres…

Trudeau est touché et répond que « peut-être qu’un jour nous pourrons nous saluer cordialement ».

C’est arrivé dans une réunion d’anciens du collège, bien des années plus tard…

***

Au bout du chemin, deux référendums plus tard, les vieux amis impossibles ont 75 ans. Vadeboncoeur envoie à Trudeau un autre de ses textes personnels « franchissant les espaces », comme s’il voulait sauter par-dessus 30 ans d’opposition politique radicale.

Trudeau lui répond. Ton texte « a fait surgir en moi du fond de ma mémoire ces temps heureux de notre première jeunesse où s’ébauchait timidement entre nous une amitié qui devait durer plus de trente ans et qui fut, pour moi du moins, extrêmement fructueuse. Qu’importe si le temps l’a quelque peu éclopée : à l’âge que nous avons, ne sommes-nous pas tous un peu éclopés, mais néanmoins heureux de vivre ? ».

Trudeau est mort en 2000. Cinq ans plus tard, Vadeboncoeur, qui allait mourir en 2010, prenait sa défense dans Le Devoir, pour contredire un journaliste qui faisait état de l’image publique de cet homme perçu comme arrogant à l’extrême, méprisant, hautain. C’était au contraire un homme affable, rieur, plutôt timide…

Comme s’il fallait exprimer une profonde fidélité humaine, qui allait au-delà de toutes les violentes contradictions publiques, de toutes les trahisons perçues, de tous les chagrins.

Comme si, encore, les amis étaient là pour s’améliorer.

Yves Boisvert, La Presse, 7 mars 2021

Lisez l’original ici.

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