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Portrait photo de Simon Paré-Poupart.
12 septembre 2024

Les faces cachées des ordures

On lève le nez sur eux tout comme sur les déchets qu’ils collectent. Ils passent dans votre rue en un éclair, à tout rompre, et comme par magie la voici débarrassée de ses ordures. Un des acteurs de longue date du monde des vidangeurs décrit leur réalité dans un livre des plus surprenants qui vient tout juste d’arriver en librairie.

 

« Moi, j’ai été à l’école, j’ai pas besoin de faire ça. Tu n’as qu’à aller à l’école ! » Cette phrase cinglante a été lancée à Simon Paré-Poupart par un résidant montréalais se plaignant de son travail, effectué en hiver dans des conditions éprouvantes. L’éboueur lui avait alors proposé de le remplacer pour une journée. Telle fut sa réponse. Le souci, c’est que M. Paré-Poupart en a passé, du temps sur les bancs étudiants ; dévorant psychologie, littérature et gestion, avec une maîtrise à la clé. Mais pour lui, courir, ramasser, nettoyer, nourrir les insatiables camions-bennes reste une vocation, et il en présente les raisons dans son tout premier ouvrage, Ordures !.

Et c’est presque un monde parallèle qui s’y trouve dépeint, en marge d’une société préférant ne pas trop s’attarder sur ce microcosme souillé et ses travailleurs dédaignés – eux qui assurent pourtant un service toujours plus essentiel dans un univers surconsumériste. Pour le décoder et le rendre intelligible aux yeux du grand public, les atouts universitaires de l’auteur combinés à 20 ans d’expérience de terrain forment une passerelle improbable et éclairante. Une tâche de documentation qui ne coulait pas de source aux yeux de M. Paré-Poupart, mais qui est apparue nécessaire au fil de ses études, notamment sous l’impulsion du philosophe Alain Deneault.

«Je n’avais pas l’impression que les vidangeurs vivaient quelque chose d’atypique. Mais quand j’ai commencé à en parler à des gens qui ne sont pas du milieu, notamment pendant ma maîtrise, je pouvais voir leurs réactions et lire leur surprise.»

– Simon Paré-Poupart

« Alain Deneault avait les yeux grands ouverts. En sociologie, c’est la position de l’étranger qui nous fait réaliser que l’on touche à quelque chose de peu courant », poursuit l’auteur.

Des Hercule incongrus

Au-delà de son expérience personnelle, débutant par des cadences infernales et des conditions éprouvantes, sous les injonctions de son père lui psalmodiant « Fais un homme de toi ! », il dévoile les rouages insoupçonnés de ce secteur en mutation (le recyclage, le compost et l’incursion des entreprises étrangères sont venus rebrasser les cartes), ses codes et ses façons de faire – pas toujours propres, certains tirant profit de la propension à l’endettement de leurs employés –, mais surtout, ses protagonistes truculents, oscillant entre le lutteur héroïque au surnom savoureux (« Spandex », « La Légende », « Beaujeunehomme ») et l’ouvrier à la gueule cassée, broyé par la machine sociale.

Simon Paré-Poupart, héritant du quolibet « Le psychologue » (il est également intervenant psychosocial), a su tirer profit du lien créé avec ses homologues éboueurs.

Portrait photo de Simon Paré-Poupart.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE
Simon Paré-Poupart

 

«C’est sûr que j’ai un profil atypique, mais on en trouve d’autres un peu étranges, sympathiques, qui ont des vies éclatées et se sont retrouvés là. Je pense à un ami qui a un bac en musique, devenu enseignant, puis s’est dit qu’il préfère ramasser les vidanges que subir la façon dont l’Éducation nationale le traite.»

– Simon Paré-Poupart

L’un des attraits d’Ordures ! demeure le décryptage sociologique et le regard critique sur le milieu, faisant appel à des anthropologues s’étant penché sur la question de la gestion des déchets, comme Zygmunt Bauman ou Mikaëla Le Meur. Le monde des vidangeurs n’est pas simplement décrit : il est passé au crible, perçu comme une des dernières conditions ouvrières du XXIsiècle.

En outre, l’auteur y voit un levier de réinsertion sociale pour des travailleurs au parcours chaotique.

«J’ai plein de collègues qui sont passés par cinq ou six familles d’accueil, me racontent des histoires d’une tristesse incroyable. Je ne les juge pas, au contraire, je trouve que le milieu est une forme de réinsertion sociale, car il a beaucoup d’acceptation pour cette différence-là que l’on ne verrait pas ailleurs.»

– Simon Paré-Poupart

Déchets, liberté, solidarité

Une autre facette méconnue reste les avantages procurés par le métier, notamment une forme de liberté et une relative marge de manœuvre, découlant d’un système de contrats. « On est un peu des mercenaires, indique M. Paré-Poupart. Tu revendiques ton droit par toi-même et tu es capable, par ta force de travail, de dire à un boss : “Je t’emmerde et je m’en vais voir le prochain.” »

Portrait photo de Simon Paré-Poupart.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE
Simon Paré-Poupart

 

Ce n’est d’ailleurs pas une légende : les éboueurs peuvent confortablement gagner leur vie s’ils gèrent bien leurs flûtes. L’auteur n’a pas voulu s’avancer sur des chiffres, la fourchette de rémunération annuelle étant très fluctuante, mais évoque des salaires « comparables à ceux dans la construction, voire un peu plus ».

L’ouvrage aborde également la mutation des profils dans le métier au fil du temps, avec l’intégration de plus en plus de minorités culturelles, mettant en lumière une spécificité québécoise. « Au Québec, il y a une vingtaine d’années, c’était tous des Blancs francophones. Je sentais que c’était un milieu fermé. Quand j’ai commencé, il n’y avait pas d’immigrants, pas de diversité. Or, c’est complètement l’inverse, parfois en Amérique du Nord, ou en France, où on laisse les nouveaux arrivants faire ce travail parce que les locaux ne veulent pas se salir », constate celui qui estime à un quart la proportion des éboueurs aujourd’hui occupée par des immigrants à Montréal. « Même s’il y a des barrières linguistiques, il y a dans le monde des vidanges une grande solidarité de classe face à la tâche. »

Bien qu’il n’ait aucun regret de son choix professionnel, l’auteur déplore cependant que la voix et les commentaires des travailleurs soient jetés à la corbeille, alors qu’il y aurait beaucoup à en tirer. « À l’ENAP où j’ai étudié en gestion, c’est une des premières affaires qu’on apprend : sonder le terrain avant de mettre en place une politique. Mais moi, comme vidangeur, je me suis fait traiter comme une merde toute ma vie et on n’a jamais voulu nous écouter, moi ou mes collègues, dit-il. Pourtant, à l’université, j’apprenais qu’on aurait dû le faire. »

Les vidanges vous parlent, écoutez-les

Les éboueurs filent et n’ont pas le temps de converser avec les résidants. Plusieurs interludes d’Ordures ! abordent le « langage des poubelles », c’est-à-dire des « messages » laissés par les travailleurs aux citoyens nonchalants ; comme un bac laissé sur une auto ou un sac renvoyé sur le terrain de l’envoyeur. Les résidants peuvent se plaindre envers les éboueurs, mais jamais l’inverse : d’où cette communication informelle à savoir déchiffrer.


Sylvain Sarrazin, La Presse, 12 septembre 2024.

Photo: Josie Demarais / La Presse

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