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Portrait photo de Félix Morin.
11 juin 2024

Le temps retrouvé

Cette phrase de Pascal me hante depuis sa lecture : « […] j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Ce besoin de meubler nos existences se prouve à chaque page de mon agenda.

J’ouvre souvent le calendrier de mon ordinateur avec découragement. Parfois même un brin d’angoisse lorsque je n’ai pas su voir des chevauchements de tâches. Trop de choses à faire, trop de belles sollicitations, de projets que je veux mener ou de défis « impossibles à refuser ». J’arrive souvent en fin d’année sur les rotules et avec la promesse de ne pas refaire l’erreur. Et ainsi de suite, année après année…

Produire toujours plus

Comme de nombreux enseignants, j’ai de la difficulté à ne pas laisser le travail envahir mon temps personnel. Je vois toujours les courriels, les travaux à corriger, les demandes de rencontres et les réunions à préparer comme étant quelque chose à finir la journée même. Quand ce n’est pas ça, c’est une animation littéraire, un balado ou une invitation à participer à un CA qui finit par remplir mon horaire.

Même si je suis souvent encouragé par mes employeurs à en faire moins, j’ai toujours senti que c’était dans la nature même de mon métier d’en faire plus. Travaillant sous le regard d’autrui, je sens le besoin d’être parfaitement préparé pour être en confiance. Pour m’aider à réduire ma charge, je songe depuis quelque temps à tomber à quatre jours par semaine pour souffler et arrêter d’empiéter sur ma fin de semaine.

Or, le livre de Julia Posca, Travailler moins ne suffit pas, a rapidement calmé mes ardeurs. Partant de cette brèche ouverte par les débats sur la semaine de quatre jours, Julia Posca nous rappelle que le « temps hors travail n’a jamais été dans les sociétés capitalistes un espace de parfaite liberté pour celui ou celle qui était, dans son lieu de travail, astreint à l’arbitraire de son employeur ». En effet, ce temps sert, comme dirait Marx, à reproduire ma force de travail (dormir, manger, etc.) et à consommer les produits dont j’ai besoin (et pas seulement) pour être fonctionnel. Suis-je en train de dégager une journée pour être plus productif au boulot? Je pense que la réalité est encore plus triste.

Si je suis sincère, je sais que cette journée ne m’aidera pas à dégager du temps pour mes proches. Lorsque Julia Posca demande « […] est-ce seulement le nombre d’heures travaillées qui pose problème ou bien le travail lui-même? », je constate que malheureusement, mon aliénation dépasse largement mon cadre professionnel. Si je suis honnête, je sais très bien que cette journée de « congé » sera en fait une journée de travail. Je serai incapable de m’arrêter…

Performer… pour qui?

Je reviens sur mon observation de départ : pourquoi suis-je incapable de trouver du temps pour moi? En fait, j’ai tort depuis le début. La vraie question, je n’ose me la poser que depuis peu : pourquoi ai-je besoin d’être performant et productif? À défaut de ne pouvoir rester à ne rien faire dans une chambre, pourquoi ai-je tant de difficulté à simplement profiter du temps qui m’est imparti?

L’accueil médiatique et populaire du livre Les têtes brûlées de Catherine Dorion a été important, mais je considère qu’il a été, à bien des égards, incomplet. L’aspect le plus intéressant de son livre semble avoir été passé sous silence. Catherine Dorion parle ouvertement du workaholisme sévère dont elle souffrait à l’époque, mais qui était déjà présent quelques années auparavant.

Lors d’une soirée organisée par son équipe sous la thématique de « Libérer le temps », elle invite le sociologue Marcelo Otero. Ce chercheur, devant la montée des troubles d’anxiété et des dépressions au sein de la population, soutenait qu’on ne pourrait guérir de ces deux maux que lorsque la société s’affranchira des injonctions à la performance et à la productivité. Catherine Dorion, après cette intervention, demande au public d’applaudir s’il se reconnaît dans des affirmations sur sa propre vie. Par exemple : « Je me dis toujours que j’en prendrai moins, et c’est l’inverse qui se produit » ou « Je pense que je suis workaholique ». Pour chaque affirmation, le public applaudi plus qu’elle le souhaitait… et j’aurais applaudi à presque toutes les affirmations. Et vous?

Lorsque Catherine Dorion a écrit : « Quand on doit se faire des Doodles pour un simple souper entre amies, n’est-ce pas une preuve supplémentaire de ce que nos horaires appartiennent par défaut à la productivité plutôt qu’à la vie ordinaire? », j’ai craqué. J’ai dû fermer le livre. Je suis devenu, comme bien d’autres, cette personne qui a de la difficulté à trouver un « trou » dans mon agenda. Nul besoin de vous dire l’anxiété supplémentaire qui s’ajoute lorsque j’ai un problème ou qu’un proche a une urgence. Comme le dit le philosophe Hartmut Rosa dans Remède à l’accélération, j’essaye de tout contrôler au point d’essayer de faire en sorte que les « événements s’adaptent à [mon] emploi du temps ».

Le temps perdu

Dans ma chronique précédente, j’ai mentionné ne pas aller voir G. et J-C parce que je devais terminer ma chronique. L’ironie est parfaite et triste à la fois. J’écrivais sur l’amitié en sachant que mon plus grand obstacle est le travail. Soyons précis, je suis mon plus grand ennemi, et le travail est ce qui, depuis longtemps, me fait rater des moments précieux. Ce temps perdu le sera pour toujours. En écrivant à mes deux amis sur mon absence et sur l’importance des liens qui m’unissent à eux, j’écrivais déjà, dans ma tête, la chronique que vous êtes en train de lire. J’étais productif… encore une fois.

C’est en lisant Julia Posca, Catherine Dorion et Hartmut Rosa que j’ai compris que je n’étais pas seul. Il y a des rencontres qui forcent à remanier ce qui était de l’ordre de l’habitude. Les changements, grâce à ces livres, se font chez moi par une longue décantation des erreurs passées. Le temps retrouvé est celui qu’il nous reste lorsqu’on regarde le haut du sablier.


Félix Morin, Les Libraires, 11 juin 2024.

Photo : © Les Anti Stress de Monsieur Ménard

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