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Photo d'un avion de chasse de modèle Mirage.
3 juin 2024

Interview: De l’huile sur le feu (tremble caserne de Varces)

Vous connaissez des militaires de la caserne de Varces ? Voici une interview pour leur faire monter la moutarde au nez. Ou faire réfléchir les soldats qui doutent du sens de leurs missions en Afrique.

Depuis 2013, pour combattre des groupes djihadistes affiliés à Al Qaïda ou à l’État islamique, des centaines de combattants isérois ont participé aux opérations Serval au Mali, Sabre au Burkina Faso, ou Barkhane en Mauritanie, au Niger et au Tchad.

Dix ans plus tard, quel est le bilan de ce qui fut l’engagement militaire le plus long, le plus important et le plus coûteux de la France en Afrique depuis la guerre d’Algérie ?

Membre de l’association Survie et déjà auteur de Que fait l’armée française en Afrique ? et Areva en Afrique, Raphaël Granvaud vient de publier De l’huile sur le feu, une nouvelle enquête passionnante sur la France et la guerre contre le terrorisme en Afrique.

Pour en savoir plus, ici Grenoble a interviewé Raphaël Granvaud :

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ici Grenoble : Le titre de votre livre, « De l’huile sur le feu », suggère que l’État français, en prétendant vouloir « sauver » les pays sahéliens de la menace djihadiste, n’a fait qu’aggraver la situation. En quoi la situation s’est-elle aggravée entre 2013 et aujourd’hui ?

Raphaël Granvaud : Il y a d’abord un constat objectif : entre janvier 2013, date du début de l’opération Serval au Mali, et novembre 2022, fin de l’opération Barkhane (au Mali, au Burkina Faso, au Niger, en Mauritanie et au Tchad), les groupes djihadistes affiliés à Al Qaïda ou à l’État islamique ont considérablement étendu leur implantation géographique et leur contrôle sur les populations.

Du Nord du Mali, on est passé à une présence au centre du Mali, puis au Niger et au Burkina Faso. Même les zones frontalières des pays du golfe de Guinée sont aujourd’hui attaquées, en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Togo… Si l’on ajoute la multiplication des groupes armés non djihadistes, la situation est catastrophique et le nombre de victimes civiles de cette crise sahélienne multiforme n’a cessé d’augmenter.

Comment l’Armée française explique-t-elle cet échec ?

Après avoir longtemps nié la dégradation de cette situation, les autorités politiques et militaires françaises ont expliqué que l’opération Barkhane avait malgré tout permis de limiter les dégâts. Rien n’est moins sûr. Si les militaires français ont effectivement porté des coups très durs aux groupes djihadistes, en « neutralisant » leurs chefs et en tuant plusieurs milliers de combattants présumés, ils ont aussi participé à aggraver le terreau qui a permis à ces groupes de recruter toujours davantage. Ce sont les effets contradictoires des stratégies contre-terroristes que mon livre s’efforce de documenter, en particulier les bombardements aériens et les techniques de la contre-insurrection remises à l’honneur au Sahel.

Quelle est la part de responsabilités des autorités politiques françaises ?

L’ingérence paternaliste et grossière du président français, le soutien à des régimes illégitimes et discrédités, ou certaines formes « d’aide » ont eu des effets pervers et ont donné du grain à moudre aux djihadistes. Enfin, la France a toujours mis son veto à la recherche d’une solution politique négociée avec certaines figures djihadistes, au moment où il semblait possible de les ramener dans le jeu politique « normal », et alors que c’était le souhait plusieurs fois exprimé de la société malienne. En cela, les autorités de notre pays portent une lourde responsabilité dans la poursuite de la guerre.

L’un des apports passionnants de votre enquête est de montrer le poids du lobby militaro-industriel français dans le déclenchement des opérations militaires en Afrique. Pourquoi les « opérations africaines » sont-elles si importantes pour l’armée et l’industrie militaire françaises ?

C’est un des facteurs qui expliquent l’entrée en guerre de la France au Mali et au Sahel. Mais ce n’est pas le seul et ce n’est pas spécifique à ces opérations militaires-là. Les militaires français estiment qu’une armée ne s’use que si l’on ne s’en sert pas : il faut pratiquer en conditions réelles pour maintenir un haut niveau de compétence. Et l’armée française pense qu’elle a une responsabilité historique et un « savoir-faire » hérités des périodes coloniale et néo coloniale, pour maintenir l’ordre et la « stabilité » dans ses anciennes colonies.

Ces conceptions sont largement partagées dans la classe politique française. On considère que face au déclin de la puissance économique de la France, la poursuite d’une ingérence militaire en Afrique permet à la France de conserver son « rang » sur la scène internationale et un poids prédominant au niveau européen.

Enfin, les opérations militaires françaises ont un rôle très important pour permettre à la France de garder sa place sur le podium des principaux pays exportateurs d’armes. Non pas que les pays africains concernés par les interventions militaires soient de gros clients, mais parce que le label « combat proven » (expérimenté au combat) est une condition très importante, voire indispensable, pour vendre de nouveaux matériels. Par exemple, sans les guerres en Libye en 2011 et au Mali en 2013, la France n’aurait probablement pas réussi à débloquer l’exportation des avions Rafale de Dassault.

Dans votre livre, vous détaillez les opérations Sabre, Serval et Barkhane, et les « dommages collatéraux » produits par ces interventions. Quelles sont les « bavures » les plus marquantes de l’armée française depuis 2013 ?

Les victimes civiles de l’armée française ont été au Sahel moins nombreuses que celles provoquées par la « guerre contre le terrorisme » des armées occidentales en Irak en Afghanistan. Mais elles ont fait l’objet d’une dissimulation quasi systématique. L’armée française à une longue tradition d’impunité en Afrique. Qu’il s’agisse de cet enfant tué par les forces spéciales en 2016, des soldats maliens tués alors qu’ils étaient retenus comme otages en 2017, ou de ce mariage bombardé à Bounti au nord du Mali en 2021, la France a toujours maintenu que seuls des djihadistes avaient été « neutralisés ».

Le cas de Bounti est exemplaire : la version du ministère des Armées a été maintenue, et soutenue par des parlementaires français, même après que l’ONU a publié un rapport d’enquête très complet qui invalidait totalement la version française. Ce rapport mettait par ailleurs en cause les procédures de ciblage de l’armée française au regard du droit international, parce que la France, comme les USA, procède à des bombardements sur la base de faisceau d’indices et non d’une véritable identification des combattants.

Au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Sénégal, les pouvoirs en place critiquent ouvertement l’État français et ont exigé le départ des militaires français. En suivant la situation de loin, à travers les « grands titres » des médias français, on a l’impression d’une perte d’influence de la France en Afrique, voire la fin de la Françafrique. Est-ce réllement le cas ? Quels sont encore les « bastions » de l’armée française en Afrique, ses principales bases militaires et ses alliés stratégiques ?

Il y a incontestablement une perte d’influence, mais relative, et qui doit être appréciée sur le temps long. « Quand on compte le nombre de fois où nous avons quitté l’Afrique et le nombre de fois où nous y sommes retournés depuis les années 50, je pense que ça doit nous inviter tous à une forme de patience », soulignait par exemple le ministre des Armées Sébastien Lecornu.

La France est toujours massivement présente au Tchad, où elle a soutenu la succession dynastique du fils du dictateur Idriss Déby, malgré les massacres d’opposants. Elle a toujours des bases militaires à Djibouti, en Côte d’Ivoire, au Gabon et au Sénégal. Elle mène toujours une coopération sécuritaire importante via plusieurs organismes publics, parapublics ou privés. La présence militaire française est confrontée à une hostilité grandissante des populations et l’armée cherche à demeurer de manière plus discrète. Une réforme de cette présence sera sans doute annoncée cet été. Il sera intéressant de voir ce qu’il en est au Sénégal, ou le nouveau président Bassirou Diomaye Faye se définit comme un panafricaniste de gauche.

Dans un tel contexte, comment voyez-vous l’avenir de la Françafrique ?

Les autres instruments d’influence, d’ingérence ou de domination de la Françafrique n’ont pas disparu non plus, qu’il soit officiels ou officieux : le franc CFA, la gestion de la dette, la francophonie, l’aide publique au développement, les différentes formes de coopération, les réseaux de certaines entreprises, la corruption… Il y a bien sûr eu des évolutions importantes et des réformes depuis les années 1960, mais ces dernières ont toutes en commun d’avoir eu comme objectif de pérenniser la présence française, même s’il fallait pour cela lâcher du lest.

L’indépendance complète des anciennes colonies françaises ne viendra pas du bon vouloir des autorités françaises. Elle résultera des mobilisations des africains et des africaines et, espérons-le, des citoyens et citoyennes françaises contre une politique africaine de la France qui est menée en leur nom, mais en l’absence de véritable débat démocratique éclairé.


Ici Grenoble, 3 juin 2024.

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