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Portrait photo de Dahlia Namian.
11 juin 2024

Dahlia Namian: Jusqu’où l’indécence?

Les libraires du Québec ont choisi cette année de récompenser dans la catégorie essai le titre La société de provocation : Essai sur l’obscénité des riches (Lux, 2023) de Dahlia Namian, docteure en sociologie et professeure à l’Université d’Ottawa. Démonstration sans équivoque du pouvoir et de la démesure sans-gêne des ultra-riches, ce livre soulève par la bande le mutisme dont la population fait preuve, voire la déférence portée envers les mieux nantis de la planète qui participent pourtant à creuser le gouffre des disparités, devenu à ce jour abyssal.

S’intéressant avant toute chose aux sujets de l’itinérance et des inégalités, Dahlia Namian se penche cette fois-ci sur l’autre bout du spectre, à savoir le luxe et l’opulence, qui entraînent toutefois des conséquences directes sur les premiers. Avant même d’entamer ses études supérieures, sans connaître encore les rouages défaillants d’une configuration occasionnant déséquilibre et iniquité, l’autrice est sensible à ces thèmes. « Aussi, mon père a grandi dans un pays communiste, la Roumanie, mais il avait quand même un discours très critique sur le capitalisme sauvage, j’ai entendu ça toute ma jeunesse », informe l’autrice, supposant que cela a dû influer sur sa route. Puis, un stage chez Alternatives, une organisation de solidarité, l’amène vers « une vraie conscience politique », explique-t-elle. La sociologie viendra éclaircir des questionnements et sûrement en apporter d’autres, la complexité des composantes de la pauvreté étant multiples.

Rouler sur l’or

En examinant de près la condition des sans-abri, le comportement ostensible des ultra-riches qu’elle explore dans La société de provocation, titre qu’elle emprunte à l’écrivain Romain Gary, lui apparaît d’autant plus aberrant. Au cours des recherches qu’elle effectue sur le terrain où, par l’entremise de divers organismes, elle se rend par exemple dans des refuges ou des campements, elle est à même de constater l’ampleur du problème. « Je me dis toujours que si les élus allaient ne serait-ce qu’une journée sur place pour comprendre, il y aurait peut-être quelque chose qui bougerait en eux, soutient Namian. Je les trouve vraiment déconnectés sur ces questions-là. » L’étendue des possessions semble inversement proportionnelle à un certain sens éthique des autres, dû, selon la chercheuse, à un entre-soi qui distancie les classes les unes des autres, les plus fortunés se créant une rhétorique entérinant leur position de privilégiés. L’autrice déplore cet état de fait, mais constate possiblement avec plus d’émoi l’argumentation populaire composée de respect pour les uns, aux pratiques à la limite de la légalité ou tout bonnement frauduleuses, et de mépris pour les autres, les plus vulnérables qui font cependant preuve jour après jour d’ingéniosité pour survivre. Malgré des exemples flagrants et des investigations sérieuses sur la conjoncture actuelle, les mentalités demeurent lentes à évoluer. « Il y a un concept en sociologie, on parle de domination symbolique; les riches réussissent à avoir une très grande influence sur les représentations culturelles qu’on a d’eux pour qu’on puisse justifier le fait qu’ils soient là, et même de les admirer », soutient l’essayiste. Bien que le cri d’alarme ait été lancé depuis longtemps, la question de l’écologie hérite d’une même stagnation en ce qui concerne les gestes à poser au profit d’une société basée sur l’enrichissement personnel d’une minorité qui détient déjà plus qu’il n’en faut. Au Québec, l’idée prégnante d’une méritocratie a tendance à tordre la réalité; un portefeuille bien garni s’acquiert à force de travail, par conséquent cela induit qu’une personne en situation de pauvreté ne fournit pas les efforts nécessaires pour s’élever au-dessus de son contexte.

Dahlia Namian remet en question le droit que des individus puissent posséder des milliards : « S’il y a des gens qui réussissent à accumuler autant de fortune, c’est que l’État ne fait pas sa job de redistribution des richesses, pense la sociologue. Si on regarde juste les écarts salariaux entre les PDG des plus grandes entreprises au Canada et les employés, les patrons gagnent deux cent vingt fois plus que la moyenne des salariés. » C’est le principe même du capitalisme d’avoir la possibilité de s’enrichir à l’infini, ce qui s’avère très dangereux d’après la professeure. Les statistiques annoncent que douze milliardaires ont une plus grande empreinte écologique que 2,1 millions de personnes. Une meilleure répartition des avoirs permettrait de combler au moins les besoins primaires de plus de personnes, mais aussi d’investir dans des secteurs dont l’intérêt n’est pas pécuniaire, par exemple l’éducation et la santé, des domaines qui accordent davantage de chance de s’extirper des circonstances de pauvreté. L’immobilisme est dû en grande partie au manque de volonté politique des gens en place, ceux qui possèdent le capital et le pouvoir, entretenant plutôt une architecture favorable au milieu autour duquel il gravite.

Un autre monde

Le simple quidam que plusieurs d’entre nous représentent peut également prendre le temps de s’interroger sur son rapport personnel à l’argent et sur sa tendance, parfois inconsciente, à considérer la valeur et l’importance d’une personne à l’aune de la fortune qu’elle possède. « Je pense qu’il y a tout ce travail-là qu’il faut être capable de faire, une déconstruction d’une certaine mythologie du rêve américain qui amène la perspective que la réussite est matérielle et que le succès est de posséder des biens », affirme Namian. On se rappelle notamment les reportages montrant la perception des gens face à des inconnus, l’un revêtant veston et cravate, l’autre portant des vêtements dépareillés et mal ajustés. L’expérience conclut assez rapidement que notre confiance et notre estime tendent de façon presque automatique vers le premier, alors qu’il n’y a rien chez lui qui garantit de meilleures intentions par rapport au second.

Le discours ambiant laisse entendre que le capitalisme figure un moindre mal, la moins pire des structures envisageables. La voie du pessimisme est facile à suivre, se disant que peu importe dans quelle société nous vivrons, toute articulation finira par donner raison aux démagogues qui parviendront toujours à s’infiltrer parce que ce serait dans la nature de l’être humain de vouloir trôner au sommet. « J’ai le sentiment, quand même, que les gens ressentent aujourd’hui à quel point vivre dans ce système-là, c’est aussi souffrant pour la plupart », croit la sociologue, arguant que la détérioration de l’environnement prouve qu’un tel profil économique ne tient plus la route. Le capitalisme a épuisé ses propres ressources, participant lui-même à sa destruction. « Il est en train de s’autodévorer, donc on ne peut plus vraiment prétendre qu’il n’y a pas d’autres alternatives, on a une responsabilité morale de se dire qu’il existe peut-être d’autres façons de vivre. » Dahlia Namian a commencé son militantisme au début des années 2000, elle clamait alors qu’un autre monde était possible, malgré les commentaires la reléguant dans le camp des utopistes. Maintenant, elle ne sait pas si on peut le concevoir, mais déclare qu’il n’y a pas d’autre choix que d’essayer au moins d’y réfléchir. L’essai La société de provocation constitue une excellente manière de méditer sur le sujet, de lancer la discussion et d’agir pour un changement de paradigmes.


Isabelle Beaulieu, Les Libraires, 11 juin 2024.

Photo : © Nans Clastrier

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