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Détail de la couverture du livre «Avis d'expulsion».
6 septembre 2024

«Ce livre est une claque, un voyage au bout de l’enfer»

Matthew Desmond est un sociologue américain enseignant à l’Université de Princeton. Il s’est fait la voix des pauvres, des laissés pour comptes, des paumés, des exclus de la société américaine, et Dieu sait s’ils sont légion.

Combien de pauvres aux États-Unis ? On est passé de 7,8% en 2021 à 12,4% en 2022. La pauvreté des enfants a plus que doublé de 5,2% à 12,4% en un an. Cela représente 1,6 Millions d’enfants sans abris. Difficile à recenser. Difficile à imaginer. Les statistiques montrent que plus de 18 Millions de propriétaires sont dits » pauvres en logement » c’est à dire qu’ils sont impuissants à assumer leurs charges et accablés par les frais de logement. A San Francisco, 38000 personnes dorment quotidiennement dans la rue. Souvent ce sont des travailleurs pauvres, des gens qui dorment dans leur voiture, au mieux dans un camping-car. Pour 15% des californiens, se loger représente la moitié de leurs revenus. Pire, la majorité des familles locataires pauvres nous dit-il « consacrent plus de la moitié de leurs revenus au loyer, et pour au moins un quart d’entre elles, cette part dépasse les 70% pour le loyer et l’électricité. « Et la pandémie n’a fait qu’aggraver la crise.

Dans « Vallée du Silicium « Alain Damasio décrit fort bien le contraste saisissant entre les gens abandonnés à leur sort dans les rues de la Silicon Valley au touche-touche avec les Empires d’Elon Musk, Apple et Microsoft. A l’échelle de ces fortunes colossales, il suffirait de … presque rien, pour rendre la vie juste vivable ! … vivable, et donc de pas grand-chose pour chasser des rues les nuisances sociales, les trafics de tous ordres, la délinquance, la mort à ciel ouvert.

Dans son livre formidable, Matthew Desmond s’est immergé plusieurs mois au milieu des mal-logés entre mai 2008 et décembre 2009. Il aurait pu en faire un pensum sociologique pénible à lire, encombré de statistiques certes utiles mais aussi vite oubliées tant les chiffres paraissent surréalistes. Le livre est en réalité un mix d’essai, de documentaire et de récits de galériens de la vie, très fluide dans sa lecture, tant les portraits des personnages présentés, dont le patrimoine tient souvent dans deux cartons, sont vivants, formidables de courage et de résilience dans leur malheur. Ainsi nous partageons l’existence d’Arleen qui élève ses garçons avec les 20 dollars qui lui restent lorsqu’elle a payé son loyer, Lamar amputé des deux jambes qui dans la rue s’occupe des enfants en plus des siens, Scott, infirmier, qui peu à peu devient toxicomane et va se faire rayer de la liste des infirmiers et perdre sa licence, mais aussi Laurraine, Crystal et tant d’autres. C’est un engrenage sans fin. Pour tous, l’obsession première c’est de trouver et de conserver un logement. Parce que quand ils le perdent, les marchands de sommeil n’ont aucun mal à retrouver quelqu’un tout en faisant du profit supplémentaire, et pour les expulsés c’est souvent une dégringolade sans fin dans des logements de fortune, insalubres, précaires, sales, parfois en colocation, avec toutes les conséquences de promiscuité qui en découlent, de violences faites aux femmes et aux enfants. Nous croisons beaucoup de femmes seules qui courent après des aides, des subventions, des logements pourris aux loyers exorbitants. Une femme sur 17 chaque année est expulsée par décision de la cour, soit deux fois plus que les hommes. Le livre captive au-delà de l’imaginable, parce qu’on se dit qu’il faudrait si peu pour que des accidents de la vie nous percutent à leur place.

On découvre des mécanismes de fonctionnement parallèles hallucinants qui ne peuvent que perpétuer cet état de fait.

« Les pratiques de sélection qui bannissent d’un même geste la criminalité et la pauvreté entassent les familles pauvres avec les dealers de drogue, les agresseurs sexuels et autres criminels dans des logements aux conditions d’accès plus souples. Les quartiers marqués par l’extrême pauvreté et la criminalité ne le sont pas seulement parce que la pauvreté peut pousser au crime et le crime mener à la pauvreté, mais aussi parce que les techniques utilisées par les propriétaires pour « maintenir les activités illégales et préjudiciables hors des propriétés locatives » repoussent aussi la pauvreté. Ce qui veut dire aussi que la violence, les drogues, la pauvreté extrême et les autres problèmes sociaux s’enchevêtrent à une échelle encore plus réduite que celle du quartier. Ils habitent à la même adresse. «

Les pages où il décrit son installation dans un parc de mobil homes sont poignantes, dans le quartier le plus pauvre de Milwaukee dans le Wisconsin, bien connu maintenant puisque c’est là que Donald Trump a vu son oreille cassée ! La force du livre tient à ça, la description des vivants créée l’analyse sociologique. Arleeen, l’une des protagonistes du livre, relate : « un jour sur un coup de tête, je fis un saut dans les bureaux de l’aide au logement pour m’informer sur la Liste. La femme au guichet me fit savoir : « la liste est gelée ». On y dénombrait 3500 familles qui avaient postulé à une aide au logement quatre ans plus tôt. Arleen hocha la tête et quitta les lieux les mains dans les poches. C’aurait pu être pire. Dans des villes plus grandes comme Washington, le délai d’attente pour un logement se comptait en décennies. » « La mère d’un enfant en bas âge qui s’inscrivait sur la Liste pouvait être devenue grand-mère le jour où sa demande était traitée. »

Mattew Desmond le dit très bien « c’est un livre sur des vies que l’on amoindrit pour que d’autres puissent se déployer, sur le contrat tacite entre les riches et les pauvres, ceux qui expulsent et ceux qui sont expulsés.

Un article paru sur Mattew Desmond dans Le Guardian en 2023 résume parfaitement la démarche de l’auteur : les mieux lotis maintiennent les pauvres dans la misère par trois moyens : nous les exploitons, nous élisons des responsables politiques qui préfèrent subventionner la richesse au lieu d’atténuer la pauvreté, et nous créons des quartiers prospères et protégés qui enracinent ces inégalités.

Suivez mon regard, ça ne vous rappelle pas un autre pays ?

Certaines pages sont saisissantes. « L’homme dit à Larraine qu’elle avait jusqu’au premier du mois pour quitter les lieux. Elle avait plaidé sa cause : « s’il vous plait, j’ai nulle part où aller » et »je ne suis pas une mauvaise personne », mais à la fin, elle se contenta de dire : je vois, je vois. Merci pour votre patience et que Dieu vous bénisse. Larraine s’assit », je sais plus quoi faire ni où aller. J’ai aucune idée. «

Le racisme reste bien présent dans ces états américains. « Dans les années 50 nous décrit l’auteur, les agents immobiliers ont développé une technique d’exploitation avancée visant les familles noires exclues du marché immobilier privé. Ils achetaient à vil prix des logements à des propriétaires blancs pressés de quitter leur quartier en transition, puis les revendaient sous contrat à des familles noires, au double, voire au triple de leur valeur réelle. Les acheteurs noirs devaient verser des acomptes conséquents, dépassant souvent 25% du prix. Une fois installés ils avaient toutes les responsabilités qui découlent de la propriété, mais aucun des droits afférents. Dès qu’ils rataient un paiement, ce qui arrivait à nombre d’entre eux quand les mensualités augmentaient, où lorsque les dépenses liées à l’entretien grevaient leur budget, ils pouvaient être expulsés, leur logement saisi et leur acompte encaissé. Les profits étaient ahurissants. «

Comme il existe un lobby des armes, il existe un lobby des propriétaires.

Tout le livre est ainsi, un mélange de témoignages, d’exemples, et d’enquêtes approfondies. Dans le ton, ce livre est une collusion entre les ouvrages de David Graeber , le formidable sociologue libertaire et le romancier Irlandais Colum Mc Cann dans « Et que le vaste monde poursuive sa course folle. «

L’auteur ne sort bien sûr pas indemne de son enquête, il fait même une dépression lorsqu’il quitte toutes ces figures dont il a partagé un court temps l’existence, conscient des dilemmes que cela crée chez lui, se dédouanant en reversant la moitié des revenus de son livre à des associations d’aide au logement : »je me sens sale à force de récolter ces histoires et ces épreuves comme autant de trophées. « « ou « je me sentais comme un imposteur et un traitre, prêt à plaider coupable à une accusation anonyme. «

Si cette enquête l’a changé, (« le plus difficile pour le chercheur de terrain, ce n’est pas d’y entrer c’est de le quitter » le contraignant à prendre des initiatives politiques, à travailler avec la sénatrice américaine démocrate, Elisabeth Warren, à demander et à obtenir même sous l’ère Trump, un moratoire sur les expulsions, il reste conscient du nombre de marches à gravir.

117 Milliards de dollars nous dit-il, c’est le coût annuel pour hisser au-dessus du seuil de pauvreté ces millions d’américains qui vivent en dessous. Soit moins de 1% du PIB des USA. Il suffirait que 1% des plus riches du pays payent leurs impôts. Ce n’est pas la lie de l’humanité, c’est la lie du capitalisme.

Ça ne vous dit rien de chez nous non plus ?

La phrase maîtresse de tous ces forçats de la vie c’est : Est-ce que je peux avoir un délai supplémentaire ?

L’espoir d’un chez soi. C’est le message du livre. C’est donc si difficile à concrétiser ?

« Le foyer est la source de l’individualité. C’est là que l’identité prend racine et fleurit ; c’est là que enfants, on imagine, on joue, on questionne ; c’est là que adolescents, on se retire et on fait de son mieux. En vieillissant, on espère s’installer quelque part pour élever une famille, poursuivre une carrière. Lorsqu’on tente de comprendre qui on est, on commence souvent en pensant à la maison dans laquelle on a grandi. »

Beau et vrai.

Ce livre est une claque, un voyage au bout de l’enfer, un enfer qui est le nôtre aussi en France, en Europe, un incendie qui s’étend, un brasier où l’on ne lève pas le petit doigt pour tenter de l’éteindre. Et qui risquera un jour de nous emporter tous, avec le reste.

Humainement recommandé.


Patrick Le Henaff, Mediapart, 6 septembre 2024.

Lisez l’original ici.

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